Johnny Hallyday s’offre une belle virée cinématographique à Hong Kong grâce au talentueux styliste Johnnie To. Par l’aspect crépusculaire et spectral de ses figures, Vengeance est un superbe prolongement de la noirceur abstraite d’Exilé, le film le plus radical du cinéaste. Tout en renforçant ses thèmes, To arrive à transcender l’image de la star française en le transformant en un spectre amnésique d’un cinéma de genre qui se réinvente.
Que vient faire Johnny Hallyday dans un film du styliste hongkongais Johnnie To? Plusieurs hypothèses se dessinent, de l’envie de monter les marches de Cannes pour fêter une fin de carrière interminable à l’idée d’ajouter quelques dollars de plus sur un compte en banque déjà bien rempli. On pensera plutôt à la volonté du chanteur de se faire un véritable plaisir cinéphilique; un cadeau que seul peut s’offrir une rock star: jouer dans une œuvre de l’un des cinéastes contemporains les plus encensés. Si notre idole nationale peut sérieusement endommager les tympans par les sonorités douteuses de certaines de ses compositions – mais aussi par ses déclarations récentes qui flirtent avec la démagogie sarkozienne –, il se rachète en partie par ses goûts cinématographiques. Déjà acteur chez Godard, Costa-Gravas, Clouzot, Stévenin, Lelouch ou encore Sergio Corbucci (on oubliera quelques énormes déroutes comme le kitschissime Terminus), Hallyday trouve dans Vengeance un rôle taillé sur mesure pour sa vielle carcasse d’éternel chanteur solitaire grâce à un cinéaste qui partage la même passion cinéphilique. Le film, comme son titre l’indique, est une histoire de vengeance maintes fois filmée: Francis Costello se rend à Macao pour trouver les meurtriers qui se sont attaqués à sa fille (Sylvie Testud). Sur place, il engage un trio de tueurs à gages avec qui il se lie d’amitié. Ce scénario simpliste est à nouveau l’occasion pour Johnnie To de travailler les figures cinématographiques qu’il affectionne. Le styliste chinois est un auteur qui aime déconstruire et rendre hommage à l’histoire des genres filmiques, notamment aux polars et aux westerns de Leone. Vengeance est influencé par le Samouraï de Melville (l’auteur voulait d’ailleurs Delon pour le rôle principal) avec un Johnny Hallyday vengeur et monolithique qui avance dans les rues de Hong Kong et de Macao, paré d’un chapeau et de lunettes noires. Mais c’est surtout du côté de Peckinpah qu’il faut se tourner: le Chinois, toujours aussi influencé par l’œuvre du cinéaste fou américain, enchaîne les gunfights avec une science mathématique du montage et de l’utilisation de l’espace encore plus perfectionnée.
Ce polar est surtout un prolongement direct de l’une des œuvres les plus intéressantes de To: Exilé. Si ce film semblait le crépuscule d’un genre et d’un cinéma de Hong Kong mal en point, grâce à des tons clairs-obscurs et des figures plus fantomatiques que jamais, Vengeance est fait du même matériau. Cette impression résulte de l’utilisation d’un groupe de tueurs semblables, interprétés par les acteurs fétiches de l’auteur (Anthony Wong, Suet Lam) et par des plans, des décors, un récit et des séquences rappelant fortement ce précédent film. Le réalisateur en reprend aussi le jeu sur les photos, qui lui permet de s’attaquer à l’idée de souvenir: Costello est un être qui perd peu à peu la mémoire; il ne se rappelle que de certains codes et réflexes de son existence oubliée grâce à un série de clichés. Totalement amnésique, il finit par reconstruire une nouvelle vie. La métaphore du cinéma de To est belle: déconstruire et réinventer. L’impression de prolongement d’Exilé résulte surtout du crépuscule dans lequel nous plonge le cinéaste, qui va jusqu’à l’abstraction totale. La photographie de Vengeance joue davantage sur les tonalités sombres que les précédents métrages de l’auteur avec des visages et des corps baignés dans une noirceur qu’il avait déjà expérimentée dans la série des Élection. Une séquence magnifique résume le projet du film: la nuit, dans une forêt, nos trois tueurs accompagnés de Costello, rencontrent enfin les meurtriers qu’ils traquent. Il s’ensuit un gunfight qui compose avec l’obscurité, la lumière de la lune, l’absence de vision, dans une alchimie parfaite de ralentis, gros plans, plans larges, jeu sur le point de la caméra et de dramaturgie. Une mise en scène époustouflante de talent et de radicalité, les fantômes du cinéma de genre hongkongais et mondial se mouvant dans un espace crépusculaire qui signe la fin d’une époque tout en laissant entrevoir une nouvelle façon de filmer le polar et ses figures. Johnny Hallyday est alors un spectre au pas lourd et fatigué qui traverse un territoire filmique désincarné.
Vengeance est enfin un hommage vibrant aux westerns qu’affectionne To: le film prend la forme d’une véritable chasse à l’homme, les tueurs visitant les lieux du crime afin de s’imprégner du sang de leurs proies (séquence admirablement tournée dans un montage alterné entre présent et passé). Ils apparaissent comme des cow-boys monolithiques qui traversent un univers cinématographique référencié à l’extrême, mais qui ne copie en rien ses modèles. Cet art scientifique de la mise en scène, qui peut apparaître parfois profondément glaçant, ne porte pas préjudice à l’émotion. To est un grand naïf qui aime les histoires d’amitié et de loyauté, impression qui relève également de l’amour qu’il porte à des acteurs fidèles depuis des années. Il fait aussi preuve ici d’un humour absurde et distancié, qui renforce l’idée de déstructuration des genres en se moquant des figures utilisées (on retrouve parfois la belle légèreté de Sparrow). Il ne faut pas oublier que To est un touche-à-tout qui a également réalisé des comédies hilarantes de bêtise (telles que Love on a Diet). Son humour fonctionne parfaitement dans le film et permet de lui donner une véritable humanité. Vengeance souffre pourtant de certains défauts: une fin qui peut paraître particulièrement absurde, un récit peu original et un message simpliste. Mais To, c’est la mise en scène pour la mise en scène: le scénario est vidé de toute substance, la réalisation remplaçant en tout point l’écrit. Le cinéaste nous demande surtout de croire l’instant d’un film en notre naïveté devant une histoire qui peut tomber à tout instant dans la guimauve la plus écœurante. Grâce à son style flamboyant, il s’en sort avec brio et permet à Johnny, le nôtre, de faire un baroud d’honneur cinématographique des plus convaincants. Il arrive ainsi à racheter une image à la star, ce qui relève de l’exploit.