Depuis la sortie de The Mission en 1999, Johnnie To est une valeur sûre du cinéma asiatique en France, et l’ombre de son splendide polar plane sur ses PTU et autres Breaking News, qui lui sont souvent inférieurs. Les Élection ne dérogent pas à la règle. Sur le thème – pas encore galvaudé – des triades, on pouvait espérer une saga dantesque et stylisée. Peine perdue : l’ennui guette, malgré quelques audaces formelles intéressantes.
Johnnie To aux commandes d’un film double sur les luttes de pouvoir dans la mafia chinoise, les triades : voilà qui avait de quoi allécher les amateurs de son remarquable et épuré The Mission, le meilleur film asiatique de gangster distribué dans nos contrées depuis Le Syndicat du crime. Le scénario de la saga est simple, et se déroule en deux époques. Élection 1 relate l’arrivée au pouvoir de Lok, avec dans son ombre ses cinq filleuls, parmi lesquels le charismatique Jimmy. Élection 2 fait suite, deux ans après, alors qu’un nouveau changement s’opère à la tête de la triade de Lok, et que ce dernier et Jimmy luttent pour le pouvoir.
Le Parrain, Le Syndicat du crime, de nombreux titres des filmographies de Takeshi Kitano, Seijun Suzuki, Kinji Fukasaku, Il était une fois en Amérique, Scarface, King of New York, Les Incorruptibles… Les organisations criminelles ont tellement nourri le septième art que le « film de mafia/yakuza » est devenu un genre à part entière. Aborder le sujet de la mafia chinoise des triades, moins souvent utilisée que les yakuza, de la part d’un réalisateur hongkongais promettait de grands moments de bravoure. L’organisation mafieuse ayant des racines presque aussi mystiques que politiques, avec une morale stricte et un cérémonial omniprésent, le sujet s’avérait des plus intéressants. Curieusement, Johnnie To livre avec Élection une saga homogène dans sa platitude, où l’on peine à maintenir l’intérêt – et parfois le spectateur – éveillé.
« Je n’ai pas réalisé deux films policiers à la façon d’un Coppola ou d’un Scorsese, même si mon admiration pour eux est réelle, note le réalisateur. Je voulais faire deux films sur Hong Kong et son cinéma, des films qui appartiennent aux Hongkongais, qui soient faits pour leur plaire à eux, avant le reste du monde. » Il appartiendra aux habitants de l’île de juger le film selon leurs critères, mais force est de constater que d’un point de vue occidental, les Élection restent passablement hermétiques. On sent fleurir nombre de référence à un quotidien rythmé par la présence de la mafia propre à la culture chinoise, mais que le film ne prend pas la peine d’expliciter à un néophyte, ce que John Woo ou Coppola avaient parfaitement réussi, propulsant leurs Syndicat du crime et autres Parrain au rang de chefs d’œuvre absolus. En l’état, la saga Élection multiplie les personnages de l’organisation tentaculaire, multiplie par là même les séquences, les points de vue, sans pour autant que l’on ne parvienne clairement à déterminer qui soutient qui, qui trahit qui, et quelle importance telle ou telle phrase ou action peut avoir. Avoir sorti les deux films en même temps (leurs sorties ont été séparées d’un an à Hong-Kong) désamorce même le plus petit intérêt pour le premier film : on sait dès le départ que la triade tombera aux mains de Lok, et le film ne parvient jamais à susciter le doute quant à la façon dont il va y parvenir.
Ferrara, Coppola, Suzuki, Woo avaient tous choisi d’utiliser leurs sujets comme un support, de développer un style visuel et narratif propre et personnel pour l’illustrer. Johnnie To essaye quelques nouvelles idées dans Élection, la plus belle d’entre elle étant de dépeindre la plupart de ses protagonistes dans les ténèbres : on ne distingue rien, les traits des membres de la triade sont aussi physiquement nébuleux qu’ils peuvent l’être aux yeux de la loi. C’est hélas la seule audace visuelle des films, le reste étant malvenu (notamment la multiplication anarchique des points de vue qui rendent la compréhension des plus ardues), voire véritablement décevant (le grain visuel évoque plus les polars asiatiques importés à la chaîne depuis l’Asie vers nos contrées que la beauté froide de The Mission, et la mise en scène s’interdit les moindres originalités).
Dans un long entretien reproduit dans le dossier de presse du film, To explique combien les triades sont devenues un élément central de la vie hongkongaise, et que le monde politique de l’île a finalement accepté de reconnaître cette importance. Un officier chinois lançait « les triades peuvent aussi être patriotiques ». La dualité de ce regard de la loi et de la société vers une organisation culturellement profondément implantée pouvait permettre à Élection de s’affranchir de l’ombre de ses illustres prédécesseurs, de ne plus dépeindre les rapports de l’ordre et de l’ombre par la seule voie de la corruption, mais de montrer une loi ambiguë, et un crime organisé peut-être plus efficace que la loi. Abel Ferrara l’avait superbement réussi dans King of New York. N’en déplaise à Johnnie To, mais malgré ses très bonnes intentions, son film reste largement en deçà de l’idée qu’il semble vouloir s’en faire, et ne possède une dimension politique et polémique qui n’est perceptible qu’aux seuls Hongkongais – si même elle existe. Simple importation malheureuse, ou énième tentative d’exploiter le succès du cinéma de l’ex-colonie anglaise ? La réponse reste obscure. Quoi qu’il en soit, et de quelque façon qu’on la considère, la saga Élection reste une amère déception.