Les films collectifs fleurent toujours la fausse « bonne idée ». Que le cinéma soit une entreprise qui nécessite plusieurs bras pour sa fabrication, ça nul ne l’ignore, mais un seul regard lui suffit amplement pour fonctionner, ça il serait temps qu’on le comprenne. Additionner plusieurs mises en scène sous forme de sketch (façon Paris je t’aime) ou sous forme de relais (comme ici), c’est le meilleur moyen de rendre le film bancal. Curieusement, c’est Johnnie To qui s’en sort le mieux, bien qu’il soit un cinéaste moins intéressant que ses deux confrères Ringo Lam et surtout Tsui Hark. Peut-être parce que le peu de profondeur thématique que draine son cinéma se prête aisément à ce genre d’exercice où il est bien difficile d’explorer quoi que ce soit…
Soit trois états du cinéma hongkongais. Son Moi : Ringo Lam, réalisateur au style nerveux et sec, représentant du savoir-faire hongkongais hérité d’une longue tradition de série B, symbolisé par des films humbles et violents. Son Ça : Tsui Hark, à la fois producteur ambitieux et réalisateur génial dont le cinéma oscille entre dérives formalistes expérimentales et enjeux commerciaux, incompatibilité complète d’où ne peut résulter que le chaos, moteur de son œuvre. Et son Surmoi : Johnnie To, dont le maniérisme parfois inventif mais un peu creux a séduit les spectateurs occidentaux en mal d’élégance exotique. Ces trois cinéastes partagent de nombreux points communs : deux d’entre eux possèdent d’importantes boîtes de production (Tsui et To), deux sont allés tenter l’aventure hollywoodienne en réalisant à eux deux cinq des meilleurs films de Jean-Claude Van Damme (Lam et Tsui), deux se sont spécialisés dans le polar (To et Lam), deux ont co-réalisé un film ensemble, l’hilarant Twin Dragon (1992) avec Jackie Chan (Tsui et Lam) et enfin tout trois signent un seul et même film : Triangle. Que trois cinéastes aussi emblématiques se lancent dans un tel projet dix ans après la tant redoutée rétrocession chinoise n’est bien sur pas innocent et témoigne d’un désir de faire le point sur ce qu’il en est du cinéma de l’ancienne colonie aujourd’hui.
L’histoire du film est assez symptomatique. Trois amis, traversant chacun des moments difficiles, surtout financièrement, décident de cambrioler un établissement d’État qui recèlerait quelques trésors chinois antiques. Ils s’emparent ainsi d’un cercueil dans lequel ils découvrent une tunique ornée d’or valant, paraît-il, une vraie fortune. Comme il se doit, d’autres personnes convoitent le magot et tout cela finira dans un méli-mélo en forme de feu d’artifice où les trois amis, résignés, comprendront qu’ils n’ont pas besoin de vieilleries de la mère patrie pour exister. Cette simplicité apparente est un prétexte à la métaphore : remplacez les trois amis par nos trois cinéastes, le trésor chinois par l’attrait des luxueux wu xia pian (films de sabre) mandarins façon Hero de Zhang Yimou (2003) et la prise de conscience finale par le message limpide que le cinéma hongkongais peut (ou doit) se passer de la Chine pour continuer à être ce qu’il est, et vous obtiendrez le véritable propos du film.
Pourtant ce discours n’a pas l’air d’y être entièrement assumé et figure là à l’état de simple velléité. Le film a d’ailleurs bien du mal à assumer quoi que ce soit tant il ne dépasse que rarement, comme tous films « collectifs », l’écueil de l’exercice de style. Chaque cinéaste a réalisé son tiers de métrage sans se soucier un seul instant de ce qu’ont bien pu faire les deux autres, à la manière d’un cadavre exquis. Le film a donc des variations de rythme assez sensibles qui, figurativement, évoqueraient plutôt un Z qu’un triangle, en partant successivement dans trois directions différentes qui ne se rejoignent jamais. La première partie (due à Tsui Hark) ouvre le film à toute berzingue en fragmentant le récit et le tirant vers une complexité thématique plus accrue par le biais du découpage, comme dans Time and Tide (2001). La deuxième partie (concoctée par Ring Lam) l’ancre vers le film de genre sous la forme du polar nihiliste. Quant à la troisième et dernière partie (paradoxalement la meilleure du film, confectionnée par Johnny To) elle l’achève dans un final burlesque et outrancier. Ces changements de caps se ressentent dans le traitement du seul personnage un peu consistant du film, la femme adultérine d’un des trois amis : d’abord pressentie pour devenir le catalyseur du chaos qu’amorce le féministe Tsui, elle devient un personnage cupide et négatif chez le misogyne Lam et finit par ne plus exister du tout chez l’asexué To. Elle est la seule victime de cette tournante de cinéastes. Tout cela est bien cavalier !