Dans Sparrow, une bande de pickpockets perd le contrôle des chorégraphies qu’elle produit dans les rues pour dépouiller les passants suite à l’apparition d’une jeune femme décidée à se libérer de son protecteur. Johnnie To travaille son art de capter les mouvements des corps en se rapprochant encore un peu plus de la danse. Glissant parfois de légèreté vers le mièvre, To rebondit pourtant grâce à elle, fait de la désinvolture un moyen de diriger peu à peu le film vers une belle abstraction visuelle.
Au début, deux mondes : les pickpockets et les pickpocketés. Posé dessus, un décor-monde, Hong Kong. Johnnie To, dans une bonne partie de ses films sortis en France, délimite franchement un territoire auquel il se tient, géographiquement parlant. Quels que soient ses personnages, triades, truands, flics ou un peu des trois, la géographie est ferme. Hong Kong souvent, cadré petit périmètre (PTU) ou avec ses extrémités comme dans Sparrow, Macau (Exilé), etc. Le vrai extérieur, chez To, c’est l’homme, ou ici la femme, chinoise, dont le passeport a de fausses allures d’acte de propriété.
Au début, les pickpockets, Kei en tête (Simon Yam, l’ambitieux candidat à la fausse bonne bouille d’Élection 1 et 2), font les pockets des passants. Scènes plan plans du groupe des quatre voleurs, bousculades, glissades, infimes cascades avant rasades et partage des recettes au boui-boui habituel, où chacun semble les considérer comme de gentils pieds nickelés. Le reste du temps, Kei et To font des clichés. Kei se balade dans la ville à vélo, armé d’un appareil photo, vise la foule au hasard et shoote des inconnus. To appuie lourdement le procédé avec musique d’ascenseur à la Kim Ki-duk et en figeant une seconde les images noir et blanc de son personnage. Oh la belle ville aux milles visages ! Recoins puants et building géants.
Avant ça il y avait eu un « moineau » (sparrow en anglais, désigne un pickpocket à Hong Kong). L’oiseau s’était introduit chez Kei, revenant sans cesse par la fenêtre. Mignonne bestiole qui impulse sur le quotidien du truand et métaphore non voilée de la mignonne jeune femme qui bousculera le destin de la bande. « Protégée » de M. Fu – elle reste gentiment avec ce vieil homme richissime comme son passeport dans le coffre-fort de ce dernier – Chun Lei (Kelly Lin) chavire les quatre membres de la bande. Pur appel à la liberté.
Sparrow s’affiche comme une comédie, To n’y veut pas de noirceur en fond, le film est d’abord un jeu. Mr Fu est en fait plutôt sympathique en vieux roi des pickpockets, les quatre jeunes voleurs plutôt ridicules. C’est l’amusement de tous, des acteurs (plusieurs sont des habitués du prolifique réalisateur), de To lui-même qui fait ce qui lui chante : filmer sa ville, qui sauve Sparrow de la mièvrerie qui guette et qui gangrène d’ailleurs une bonne partie du film. Loin de se prendre au sérieux, il l’est pourtant lorsque revient en force pour la fin les mouvements qu’il aime tant styliser et qui étouffaient presque son récent Exilé. La mise en scène des combats réapparaît toujours, comme s’il ne pouvait pas l’empêcher. Tant mieux parce que quand d’autres déclinent les scenarii pour y loger les mêmes gesticulations, poursuites et combats, To se pose des contraintes, absurdes mais auxquelles il sait plier chaque personnage pour les rendre crédibles. Dans Élection, les morts ne se comptent plus mais pas d’armes à feu. Tuons, mais tuons inventifs, à coups de pierres, de hachoirs, etc. Ici carrément pas d’arme parce que pas de blessure. La lame de rasoir que chaque pickpocket cache dans sa bouche n’a pas pour but de blesser, elle déshabille, ouvre les poches lorsque deux piétons se croisent où se bousculent. To ritualise, à chaque film, une manière de se conduire, d’où la bonne entente avec les triades et leurs codes. Dans Sparrow la conduite est bouffonne, grotesque devant et derrière la caméra mais respectueuse. Pas de vrais combats donc, mais des mouvements encore plus proches de la danse.
La dernière ligne droite rassemble les quatre bandits dont les aventures avec la belle étaient jusqu’alors contées séparément. M. Fu accepte de rendre la liberté à sa protégée si Kei parvient à traverser Hong Kong en gardant dans sa poche le passeport de Chun Lei. Il fait nuit sous la pluie, les piétons vus d’en haut deviennent une cohorte de larges parapluies noirs. Plus de distinctions entre nos deux mondes initiaux, courte paranoïa mais la séquence aboutit rapidement à la confrontation finale entre les bandes. De chaque côté d’une rue, l’eau ruisselle des parapluies, gicle au ralenti, les gouttes lèchent les habits et éclatent au sol. Et chacun s’élance, presque joyeux vers l’affrontement, dans un ballet de parapluies, « I’m picking in the rain ». Dans ces mouvements qui pourront énerver, on retrouve tout To, son art de la captation, son goût du ralenti et du détail (du parapluie tournoyant qui jette de l’eau aux yeux de l’adversaire au frôlement des tissus humides et synthétiques). De quoi sortir du film avec en tête son meilleur, même si To sait souvent mieux coller à ses formes favorites un fond plus noir.