Mad Detective est la onzième coréalisation de Johnnie To et Wai Ka-Fai, par ailleurs un de ses fidèles collaborateurs. De leurs dix autres films, seul nous est parvenu à ce jour le raté Fulltime Killer, usé par les coups d’esbroufe et le brassage d’air dont cette dernière production se défie résolument. Négligeant les figures de style chorégraphiées promptes chez lui à donner une brillance un peu creuse aux situations de genre les plus banales, To livre ici un film plus sec, plus honnête vis-à-vis de sa vraie valeur. La mise en scène pour une fois jamais tentée de se mettre en avant comme une fin en soi confère une certaine saveur à un postulat de néo-polar certes pas tout à fait novateur, mais discrètement perverti. Ce postulat, c’est le don et la malédiction de l’ex-inspecteur Bun, dont les pouvoirs de médium (il est capable de visualiser un crime passé à partir de simples simulations) ont fait le succès d’enquêtes criminelles ardues, avant néanmoins de l’amener au bord de la folie et à la retraite anticipée. Prié de rempiler par son ancien stagiaire devenu à son tour inspecteur et qu’une affaire met dans l’embarras, Bun doit à nouveau faire face à ses visions… quel que soit leur degré de vérité. Car Bun est continuellement entouré par les images des âmes intérieures qu’il perçoit chez les gens, mais aussi par les illusions que son dérèglement psychique l’amène à côtoyer.
Étrangeté familière
La simplicité de la mise en scène de cet univers mental – représentation alternée de la réalité du commun des mortels et de celle de Bun – s’avère ici très productive. L’univers des deux enquêteurs glisse ainsi vers une réalité incertaine dont l’étrangeté devient pourtant familière, à l’image de cette scène de dîner avec une femme absente. On n’y est jamais sûr de ne pas rencontrer, avec de moins de moins de surprise au fil du temps, une silhouette qui ne devrait rationnellement pas être là – voire sept d’un coup, comme Bun les perçoit chez l’assassin qu’il traque – issues soit de l’extra-lucidité du médium, soit de ses hallucinations, la distinction entre les deux cas n’étant pas toujours nette. Le montage participe subtilement au brouillage de la distinction entre ces deux perceptions du monde, en ménageant des moments de doute sur le point de vue adopté – ces visions sont-elles perçues des yeux de Bun ou de ceux d’un spectateur neutre ? Conjugué avec le concret d’une enquête aux chemins peu orthodoxes (on s’enterre vivant pour visualiser la dissimulation d’un cadavre), le tout forme un polar jouant sans faire de bruit sur la frontière avec le fantastique, à la fois parsemé de péripéties toutes policières (les ruses de l’assassin pour se couvrir), habité par une épave de héros errant dans deux mondes à la fois, et peuplé de fantômes qu’on aurait presque envie de saluer au passage.
« Service carré »
Ne pas chercher ici de volonté de faire sens, d’interroger ou de perturber durablement les certitudes. La confrontation entre réalité, projections et illusions, même si elle ne manque pas d’intérêt, n’appelle pas vraiment au débat ou à l’abstraction, elle sert simplement au spectacle. La réalisation sans fioriture relève moins de la sobriété que de la légèreté, celle par laquelle To et Wai traitent tout, du scénario emberlificoté qui se profile – une histoire tordue de flic ripou et d’arme égarée, hachée par la reconstitution laborieuse de Bun – au « face-à-flingues » final plutôt incongru dans ce contexte, au milieu de miroirs reflétant corps réels et images mentales, ces figures connues n’impliquant guère autre chose que de l’action éprouvée. À la fin, c’est le policier raisonnable qui fraye avec l’illusion, mais cela même est traité presque distraitement, voire en délayant l’action comme pour minimiser son importance.
Si les compères de la Milky Way affectionnent toujours la légèreté et ne cherchent pas d’autre perspective qu’un cinéma de divertissement pas forcément appelé à durer, on ne peut que leur savoir gré, ici, de négliger l’emballage formaliste brillant par lequel un Breaking News ou un Fulltime Killer pouvait masquer la fragilité du fond, et ce faisant de livrer un ouvrage en définitive plus conséquent. Entre service carré de figures imposées et simplicité d’expression de l’étrangeté d’images aux frontières du fantastique, le système To semble trouver ici une place dont la modestie lui sied bien mieux que les hauteurs abusives auxquelles d’aucuns le portent encore depuis The Mission.