Outre la bible de Ray Carney sur John Cassavetes, Capricci fait paraître un essai sur Gena Rowlands signé Murielle Joudet, qui poursuit sa réflexion critique autour d’une « politique des actrices », après une première monographie consacrée à Isabelle Huppert. Deux stars qui surent faire œuvre au sein de leurs industries respectives en y affirmant d’un film à l’autre leurs singulières visions du féminin. Chez Rowlands, elle naquit du rapport de forces entretenu avec son mari, qui la ravit à l’imaginaire pavillonnaire américain pour la jeter sans ménagement dans le bal masqué tourbillonnant de Faces. On cherchera en vain chez Joudet les termes de « muse », « égérie » ou « pygmalion ». Son texte aux allures de roman révèle que le cinéma de Cassavetes fut autant celui de Rowlands, une tentative éperdue de sauver leur couple en confrontant le film de l’homme à celui de la femme : les deux finiront par se « dévisager » et « se penser l’un l’autre » dans leur chef‑d’œuvre testamentaire Love Streams, où ils « se donnent les moyens d’être absolument et douloureusement obsessionnels ».
Par quel cheminement t’es-tu retrouvée à passer d’Isabelle Huppert, sujet de ton premier livre, à Gena Rowlands ? Les filmographies de ces deux actrices te sont-elles apparues comme à la jonction de deux formes de modernité cinématographique, européenne et américaine ?
On m’a demandé, fin 2019, d’animer une journée Gena Rowlands devant des lycéens à Évreux. Une conférence, deux films, pas du tout les plus simples : Minnie et Moskowitz et Love Streams, et pourtant c’était très émouvant de voir que ça prenait sur les élèves, à des endroits insoupçonnés. Pierre Carniaux, l’organisateur, a une manière très guerrière de programmer les films, de montrer aux lycéens (je crois même qu’il y avait des collégiens) des œuvres a priori « pas de leur âge ». C’est le contraire de la condescendance, doublé d’un respect absolu pour eux : ils ne comprendront pas tout mais quelque chose passera forcément, il en était persuadé.
À force de préparer cette journée, je me suis dit qu’il fallait peut-être réutiliser toute cette matière pour en faire un livre. Rowlands et Cassavetes, c’étaient les premiers feux de ma cinéphilie, le couple culte qui fascine quand on est ado, mais j’étais un peu passée à autre chose. En finir avec eux, c’était juste une posture un peu snob, une manière de dire que j’aimais des choses plus confidentielles et moins fédératrices. Écrire ce livre a été l’occasion de me rappeler que ce qui était figé, c’était mon regard sur ces films et qu’en vieillissant, ils « tapent » à d’autres endroits, plus amples.
Sinon, il n’y avait pas de passerelle d’un livre à l’autre, à part le fait que je me sens très à l’aise, très « chez moi », quand j’écris sur une actrice. Mais y réfléchissant, je pourrais dire que Rowlands et Huppert ont bien un lien entre elles, elles incarnent des femmes souvent incomprises par les autres personnages, qui aiment bien tourner autour de la folie aussi – et du coup le degré d’empathie du spectateur à leur égard est total. Elles s’aventurent très très loin dans l’idée de se rendre incompréhensibles. Huppert a l’air ravie de ne pas être comprise (elle montre ça, la jouissance qu’il y a à ne pas être comme les autres), Rowlands en souffre toujours. Chez Huppert, il y a un pathos de la distance, un aristocratisme et un rapport au mal très ludique. Alors que Rowlands rêve de bien faire, d’être aimée, entendue – ça n’empêche pas qu’elle peut être lointaine, mais ça vient toujours d’un excès de sensibilité, comme dans Opening Night. En même temps, Huppert aurait presque pu jouer dans Opening Night, j’imagine que La Pianiste est son équivalent dans sa filmographie.
Ta monographie sur Huppert était structurée selon un chapitrage suivant l’ordre de sortie de ses films. Celle que tu consacres à Rowlands prend davantage de libertés chronologiques pour faire très rapidement récit. Le « roman » de Rowlands t’a‑t-il paru plus évident à écrire que celui d’Huppert ?
J’ai commencé à le travailler comme le Huppert, mais le livre m’a emmenée plus loin, il a donc une base chronologique qui ne m’a pas empêchée de regarder ailleurs, d’emprunter de très longs détours – j’ai vraiment travaillé avec l’idée que le lecteur serait dubitatif à plein d’endroits et que c’était totalement délibéré de ma part. Je n’en finissais plus de remplir des chapitres de tout ce que je trouvais. Je ne me préoccupais pas trop de l’effet de « totalité », disons que j’ai travaillé le livre sur les extrémités pour qu’il retombe sur ses pattes, mais sinon, c’est l’objet fini qui s’en occupe et l’impose de lui-même. Il y a un début, une fin, et au milieu, c’était à moi d’agencer un joli chaos. Donc je continuais à remplir, avec peut-être une envie plus franche de raconter une histoire (ou dix en même temps), un côté « Père Castor » qui n’est pas du tout dans mes habitudes, mais qui calme un peu les envies de style – on ne cherche pas l’éclat à tout prix parce qu’on doit être clair et restituer des faits. Après, la chose à laquelle je tiens toujours, qui est un principe d’écriture et même éthique pour moi, c’était de ne pas avoir un seul personnage, un seul sujet, mais au contraire un maximum, de me laisser distraire par une tête qui passe par là et de ne pas me limiter tant que l’ensemble a du sens, quitte à ce que l’héroïne soit momentanément éclipsée. Ça me procure beaucoup de joie de faire ça.
Voyage à deux
Ton livre porte autant sur la trajectoire d’actrice de Gena Rowlands que sur le cinéma de John Cassavetes, avec lequel elle se confond partiellement. Plutôt que de te demander si Rowlands aurait pu exister en dehors du regard de son mari, j’aimerais savoir si tu penses que le cinéma de Cassavetes aurait pu exister sans Rowlands, qui fut l’interprète de ses plus beaux films ?
C’est toujours un peu compliqué de refaire l’histoire. Alors disons que non, le cinéma de Cassavetes n’aurait pas existé, ou alors autrement. En même temps, Cassavetes a une passion pour les femmes qui ne dépend pas de Rowlands, sauf à considérer qu’elle a intensifié cette passion jusqu’à la transformer en obsession. Et je ne parle pas de « passion » au sens de latin lover, mais au sens où il a une capacité à peu près illimitée à se mettre à la place d’une femme, à activer son devenir-femme, et les films sont ses enquêtes sur la féminité. Il ne se trompe jamais, lorsqu’il filme une femme, ce n’est jamais bête, vulgaire, machiste – on pourrait croire ça de Husbands, mais justement, le film est un poème sur les défauts des hommes, sur les hommes qui épuisent les femmes et s’épuisent eux-mêmes.
Je pense que Rowlands est plutôt pour Cassavetes un motif pictural qu’il remet sans cesse sur le métier, jusqu’à parvenir enfin à en capturer l’essence. Mais comme il n’est jamais satisfait, il refait un film avec elle, il retente, il rate mieux. C’est une incroyable définition de l’amour. La chose la plus émouvante était de travailler sur ce couple a priori exemplaire, mais de découvrir que cet amour fou était plein d’impuretés, de violence, de coup bas, que c’est un amour pas du tout acquis, que les films, un à un, permettaient justement de le maintenir à flots. Leur idéal conjugal me paraît d’autant plus fort qu’il est traversé de négatif. C’est donc presque l’inverse de ta question : le couple n’aurait pas tenu sans les films, je pense.
Leurs films tournés ensemble ont donc aussi des vertus réparatrices. Le réalisateur le dit lui-même dans Cassavetes par Cassavetes de Ray Carney : il devait se faire pardonner de ne pas être toujours là, d’être tombé amoureux du cinéma, d’être un mauvais mari. Alors il prend sa femme et la fait basculer avec lui dans cette autre dimension qu’est le tournage. Il fallait qu’ils se branchent sur une intensité commune et c’était le fait de faire des films ensemble. Le cinéma obsède Cassavetes, son mariage et le mariage en général l’obsèdent, et toutes ces obsessions prennent corps en Rowlands. Il faut s’imaginer qu’il a passé des mois, des années, à manipuler, monter des scènes avec sa femme qui était là, sur la pellicule. C’est bouleversant. Et puis il y a cette idée, chez Cassavetes, qu’aimer quelqu’un, c’est nécessairement travailler avec lui, c’est une des deux trois idées qui tenaient mon envie d’écrire et explique pourquoi je ne pouvais pas éviter de parler autant de lui.
Tu écris que Gena Rowlands habite deux mondes, celui du cinéma de Cassavetes et celui de la télévision américaine. Le premier fut-il une tentative d’émanciper ou de subvertir le personnage de femme au foyer qu’elle incarnait souvent pour le petit écran ?
Contrairement à Cassavetes, je pense que Rowlands se plaisait tout à fait à la télévision, qui lui assurait un confort matériel et une indépendance financière et faisait exister l’utopie qu’elle était en train de créer avec son mari. Cette circulation entre deux mondes n’était pas douloureuse ; pour Cassavetes si. Les séries dans lesquelles elle jouait étaient d’honnêtes fictions, mais elles imposaient forcément un jeu très codifié, propre sur lui – elle y est toujours très bien, même si on ne peut s’empêcher de la trouver sous-exploitée.
Donc les films de Cassavetes l’émancipent en lui permettant d’expérimenter, de créer à partir de rien des personnages féminins qui n’existent pas ailleurs. Je pense que chaque rôle était pour Rowlands une sorte de page blanche très angoissante. Elle se jette dans le vide parce qu’elle doit résoudre par elle-même le problème du rôle et, chose rare, elle pouvait aller aussi loin qu’elle le voulait, alors qu’à la télé, tout était dans le scénario, si cadré et formaté. Le nerf de la guerre n’est pas l’acteur, alors que chez Cassavetes si.
J’insiste beaucoup sur L’Amour coûte cher, de José Ferrer, son tout premier film au cinéma, parce qu’il a été le vrai déclencheur du livre, un contre-exemple fascinant : c’est tout ce qu’il ne fallait pas faire faire à Rowlands, et que Faces allait déconstruire point par point. Faces montre pour la première fois qu’elle est un corps, et un corps ça échappe aux fonctions, aux étiquettes, ça sort toujours de ses gonds. Rowlands a l’idée géniale de refuser le rôle de la femme mariée pour lui préférer celui de la call-girl, donc quelque part, elle s’émancipe toute seule.
Après, Cassavetes voulait émanciper le monde entier, tous les acteurs, tous les personnages, toutes les relations, et lui-même bien sûr. En finir avec tous les clichés et les lieux communs. Il a une sorte de sensibilité excessive aux clichés, qu’il voit partout, le Nouvel Hollywood, l’Actors Studio. De l’esthétique télévisuelle (qui se retrouve aussi au cinéma), il opère un renversement : la ménagère coïncide toujours avec le second plan, elle naît de la côte de l’homme, comme dans les sitcoms que je cite, notamment The Adventures of Ozzie and Harriet. Lui décide d’en faire un point de fixation : construire le film autour de cette boule d’énergie qu’est une femme qui s’ennuie chez elle et aime son mari. Sans tomber non plus dans cet autre cliché plus subtil qui consisterait à sacrifier celui-ci.
Donc émanciper les personnages, c’est libérer l’énergie d’une scène, d’une femme, d’une actrice. Et la grenade dégoupillée au milieu de la scène, c’est Rowlands, elle montre ça, qu’il y a de l’énergie et du spectacle partout. Il suffit de savoir regarder et de regarder suffisamment longtemps.
Peux-tu expliquer en quoi le jeu de Rowlands, au cœur même de la modernité cassavetienne, perpétue un classicisme hollywoodien ?
Disons que c’est une donnée presque phénoménologique. Après avoir échafaudé des théories, il faut en revenir à cette question très simple, qui remet souvent les pendules à l’heure : que voit-on quand Rowlands apparaît ? Je vois de la blondeur, des brushings, des cigarettes, des grandes lunettes de soleil, une femme qui s’émerveille devant Bogart, qu’on compare à Bacall, et qui trouve, plus tard, qu’elle-même ressemble à Bogart. Toujours incroyablement bien habillée, toujours en talons, même quand ce n’est pas le moment de les porter. Donc il fallait justifier ça, que Rowlands, c’est quand même le glamour, le classicisme révolu dans une époque qui a changé. Pour moi, Minnie & Moskowitz raconte ça, comment une actrice qui aurait dû naître un peu plus tôt et jouer dans des polars se retrouve coincée dans un Los Angeles profane, turbulent, poisseux, entourée de paumés, de gueules cassées, enchaînant les rendez-vous désastreux. Le film capte sa conversion au cinéma de Cassavetes, au bonheur de vivre dans une crise permanente. Et en même temps, à travers la manière dont elle se présente à nous, son élégance non négociable, elle résiste. Quelque chose en elle appartient définitivement au passé, est toujours la rémanence d’une image, d’un monde classique ; la seule exception à cela étant Une femme sous influence, où elle renonce à son brushing.
Tu opères un rapprochement entre les couples Cassavetes-Rowlands et Bogart-Bacall. Qu’en est-il du parallèle que l’on pourrait dresser avec celui que formaient Paul Newman et Joanne Woodward, dont les films explorent à la même époque la condition des femmes dans une société qui cherche à tout prix à les assigner à résidence ?
C’est vrai que c’est un bon parallèle. Même si je trouve que les films de Paul Newman sont un peu maniérés dans leur envie de se positionner à la marge. Mais je garde un beau souvenir de Rachel, Rachel. De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites conserve, selon moi, la trace de la pièce de théâtre qu’il adapte. Ce qui n’arriverait jamais chez Cassavetes. Il y a encore des signaux de formatage chez Newman, une sorte de marginalité soft. Néanmoins, il reste un des rares exemples d’acteurs hollywoodiens à avoir fait de bons films en essayant de s’opposer à un système que, pourtant, il incarnait. Mais des tics persistent, alors que Cassavetes détruit tout avant pour construire autre chose.
Ça me rappelle qu’on m’avait conseillé un film sur une femme schizophrène, Les Trois visages d’Eve (Nunnally Johnson, 1957). Je n’ai pas trouvé la place d’en parler, mais il m’a beaucoup aidé à penser Une femme sous influence. Woodward y joue la folie d’une manière très hollywoodienne, une sorte de démence académique qui m’a fait comprendre à quel point la performance de Rowlands est complètement miraculeuse parce que son jeu, ex nihilo, ne se réfère à rien, à aucun cliché, aucune idée préconçue de la folie.
Corps à cœur
À propos d’Une femme sous influence, tu écris que Rowlands, dans le rôle de Mabel, est parvenue à « traduire physiquement ce que l’on nomme en littérature le flux de conscience (‘‘stream of consciousness’’) » et qu’elle y devient un « corps traversé » : traversé par l’enfance, par la folie ou par l’amour ?
C’est une idée que j’ai ajoutée in extremis, parce que trouvais que je n’avais pas réussi à percer le mystère d’Une femme sous influence, du jeu de Rowlands. Il manquait quelque chose, il manquera toujours quelque chose. Écrire sur certaines scènes, c’est parfois accepter d’être en-dessous ou à côté, parce que ça dépasse tout. On tourne autour, on guette. Mais cette idée me paraît être le début d’un élément de réponse pour comprendre ce que fait Gena Rowlands. Elle parvient à montrer que le corps de Mabel s’infléchit à la moindre de ses pensées, comme s’il s’autorisait l’hypersensibilité : elle ne ravale aucun état d’âme, elle les laisse infuser, infléchir son corps, ses expressions. On peut avoir des éclats dépressifs ou des élans d’euphorie : on les dissimule sous un masque de neutralité ; pas elle. Elle fait du montage d’humeurs à même son corps, et c’est d’une violence inouïe.
D’où le côté robot détraqué, parce qu’elle est trop humaine : ce n’est pas une femme qui porte un masque, mais une femme qui essaie d’en mettre un et il glisse tout le temps, du coup, j’ai essayé de trouver un parallèle avec l’écriture. Je pensais beaucoup à Mrs Dalloway [l’héroïne du roman du même nom de Virginia Woolf, publié en 1925, ndlr.], et je me suis dit : voilà, si Rowlands devait être une écriture, alors ce serait le flux de conscience. Ce sont des états qui stagnent dans l’air et la traversent. Ça se voit vraiment lorsqu’elle s’allonge par terre dans Opening Night ou Love Streams : elle n’est pas fatiguée, mais traversée par de la fatigue. Je ne sais pas comment elle parvenait à faire passer cette subtile nuance, mais elle est bien là.
En quoi le personnage de Sarah dans Love Streams est-il davantage qu’une variation de celui de Mabel dans Une femme sous influence ?
Sarah, c’est un peu la maison qui contient toutes les Gena de tous les films de Cassavetes. Il a pensé Love Streams ainsi, comme un medley de toute son œuvre, et ça se sent que toute la filmographie y est délirée comme dans un rêve. Avec sans doute quelque chose de plus dur, de plus désespéré qui tient à des aspects biographiques : Cassavetes est malade, lui et Gena n’ont plus leurs parents et le film se teinte de cette impression que le frère et la sœur sont orphelins. Un grand froid passe ici. Lui qui aime tant les happy ends et en avait écrit une pour Love Streams délaisse le scénario pour en improviser la fin. Il n’y a plus Peter Falk, Seymour Cassel ou Ben Gazzara pour rattraper Gena, pour la rassurer, pour lui dire « tu es folle, mais je t’aime » ; Robert (Cassavetes) le lui dit bien dans Love Streams, mais c’est son frère, c’est autre chose. Elle est fébrile, elle plane, elle n’a aucun ancrage – il n’y a plus ce geste qu’a Falk, qui tire Mabel vers la terre ferme quand il la voit partir loin. Donc quelque part, c’est une Mabel orpheline de son happy end et de l’amour de son mari qu’elle aime. Elle est dans l’espace.
Pourquoi Opening Night est-il à la fois « la plus grande enquête de Cassavetes sur les femmes », qui sont prises dans un « ballet de désirs mimétiques » ?
Parce qu’il a littéralement enquêté, comme l’indique Ray Carney dans sa somme. Il a lu la presse féminine, a observé et interviewé des femmes. C’est son grand film sur la féminité, il y a bien des hommes mais plus on revoit Opening Night, plus on est frappés par une sorte de structure secrète qui est uniquement tenue par les personnages féminins, un ballet de six ou sept femmes. Si c’est sa plus grande enquête, c’est aussi parce que je pense que quand il tourne son film, Cassavetes devient littéralement une femme, le côté spirite et hanté du film le concerne aussi. On ne le sent presque pas derrière la caméra, on sent qu’il passe le relais à Rowlands, que c’est elle qui signe le film. J’ai rarement vu un film aussi subtil sur cette idée que les femmes se regardent énormément, se jugent, se comparent, se hantent mutuellement, qu’il y a un réseau invisible qui les tient toutes ensemble. Et puis à la fin, elles baissent les armes, les fantômes se dissipent.
« Le chemin de Marion [l’héroïne d’Une autre femme, de Woody Allen], c’est le trajet de Gena Rowlands vers le rôle, qui est un chemin vers toutes les femmes » : le jeu de l’actrice fut-il selon toi la plus haute expression de l’altérité féminine ?
Je pense que toutes les grandes actrices portent la féminité à un point d’incandescence, donc je vais répondre un peu à côté pour préciser la particularité de Rowlands. Il y a une chose très empirique que je voulais traiter dans le dernier chapitre autour du film de Woody Allen, une chose qui dépasse les films et explique la façon dont les gens réagissent à l’évocation de Gena Rowlands, l’attendrissement mâtiné d’admiration qu’elle suscite, l’approbation totale (à l’inverse de ce que provoque Huppert, par exemple, qui est l’objet d’une admiration froide, distancée), le sentiment de proximité intense qui nous vient quand on repense à ses rôles. Je suis partie de ce sentiment-là et ça tombait bien puisque Une autre femme parle de ça et que je pense que c’est le plus grand apport de Rowlands au métier d’actrice : le fait qu’on ne l’admire pas parce qu’elle plane au-dessus de nous, on l’admire de la sentir si proche de nous, de faire tout ce trajet pour finalement nous rejoindre, nous rendre quelque chose de la beauté de nos échecs. C’est le trajet de Marion dans le film, qui n’est pas du tout rowlandienne au début, mais chemine doucement vers l’idée qui est aussi celle d’Opening Night : il faut vivre au milieu des autres femmes.
Alors que son mari se méfiait profondément du militantisme au cinéma, peut-on considérer Gena Rowlands comme une icône féministe ?
Il y a une différence entre être féministe sans le signaler et puis passer son temps à le revendiquer haut et fort. Cassavetes et Rowlands étaient féministes, mais ne disaient jamais qu’ils l’étaient. C’était un féminisme en action étranger à tout message, qui – encore une fois – passait par le corps, le travail : jouer, tourner, monter, écrire. Je pense que lorsqu’on cherche à faire exister ses personnages, on finit par se rendre compte qu’ils ont tous « leurs raisons », pour reprendre la maxime de Renoir, ce qui atomise l’idée même de message univoque.
Disons qu’il y a deux positions, qu’il est intéressant de clarifier parce que les deux sont très belles. Cassavetes déteste les groupes, les causes, les films militants, il est comme Capra, il croit seulement à l’individu et s’adresse à l’individu : pas à des groupes ethniques ou féministes. Shadows n’est pas un film sur le racisme, Une femme sous influence n’était pas un film féministe, ou ce n’était pas à lui de le dire. Plaire, c’est toujours plaire à un groupe qu’on a pris pour cible. Or Cassavetes détestait plaire. Et la réception d’Une femme sous influence prouve à quel point son cinéma est ambigu, profond : pendant le générique de fin des premières projections, des étudiants huaient le nom de Peter Falk. Pour eux, c’était un être odieux, responsable de l’état mental de Mabel, alors que précisément, la splendeur de ce film consiste à ne pas se débarrasser du mari, ce serait trop facile, ce serait du cinéma. Ce qu’il faut sauver, c’est le couple, l’homme face à la femme – là ça devient un peu plus dur, un peu plus adulte. Tout le cinéma de Cassavetes est construit sur cette idée qu’il y a deux films qui s’enclenchent quand la fiction commence : le film de la femme et le film de l’homme. Et qu’ils sont à égalité, qu’ils se regardent, se croisent parfois, se cognent. C’était sans doute une manière de réparer encore son rapport avec Gena, ses manquements au réel, une manière d’arrêter de négliger son film à elle.
Rowlands parle très peu, commente peu ce qu’elle fait, elle n’a pas du tout de théorie sur son jeu, sur ses rôles, sur son mythe. Elle a la pudeur et l’intelligence de nous faire comprendre que tout se passe à l’écran, qu’elle n’a pas à en dire plus. Il y a quelque chose de très intègre dans cette idée qu’elle a un métier, une vocation, voire un « artisanat », qu’elle le fait de son mieux et qu’ensuite elle se retire, ou accepte de donner des entretiens tout en restant très évasive ou alors en ne parlant que de Cassavetes.
Rien ne pourra supplanter ses performances et il n’y a pas besoin de les redoubler d’un discours juste pour prouver qu’elle sait ce qu’elle fait ou qu’elle est cérébrale, elle laisse ça à d’autres. Une femme sous influence est l’un des plus grands films féministes, mais qu’est-ce qu’elle pourrait venir ajouter à ça, à ces 2h35 de film qui lessivent tout le monde ? Ce serait un aveu d’échec. Un immense silence de Gena Rowlands entoure ses performances et c’est très bien ainsi. Au fond, elle est plus cassavetienne que Cassavetes, qui parlait énormément tout en se méfiant des dialogues au cinéma : le corps, rien que le corps, c’est par là que passe sa vérité à elle – et donc son féminisme.