Il aura fallu patienter dix-neuf ans après sa parution aux États-Unis pour que sorte enfin une édition française de Cassavetes par Cassavetes. Premier beau-livre publié par Capricci, il s’agit aussi du premier ouvrage traduit ici de Ray Carney, éminent universitaire qui défend becs et ongles une idée exigeante, pour ne pas dire sectaire, du cinéma américain. Nombre de ses articles vouent ainsi aux gémonies le Nouvel Hollywood, aucun des réalisateurs qui flirteraient avec cette industrie « capitaliste dans son appréhension de l’expérience » humaine ne trouvant grâce à ses yeux. Fort heureusement, sa monographie sur John Cassavetes est exempte de ce dogmatisme, et donne avant tout la parole au réalisateur, avec qui il s’est entretenu de manière répétée pendant les dernières années de sa vie. De leurs conversations, qui forment la matière première de ces 537 pages richement illustrées (et fort bien traduites), ressort d’ailleurs la propre ambivalence de Cassavetes vis-à-vis de Hollywood, où il noua des amitiés durables, de Don Siegel à Robert Aldrich. Si, depuis ses déconvenues sur le tournage d’Un enfant attend (qu’il compara à une « mort lente » par noyade), il savait qu’il était impossible de plier l’usine à rêves à sa vision radicale, Cassavetes entreprit de faire exactement l’inverse en 1980 : sur l’insistance de son épouse, Gena Rowlands, désireuse d’obtenir un rôle de femme forte, il réalisa pour la Columbia Gloria, son film le plus ouvertement narratif et conventionnel en termes de mise en scène. Cette commande, au demeurant réussie, confirme une filiation assumée avec d’illustres modèles, le plus cité étant Capra, dont les films avaient bercé son enfance new-yorkaise et façonné son individualisme farouche d’« homme de la rue ». Quant au jeu dénué de tout sentimentalisme de Rowlands dans le rôle de Gloria, il évoquait de manière diffuse celui de son idole de toujours, Marlene Dietrich.
Mentir-vrai
Respectueux de la chronologie de l’œuvre, Carney restitue la volubilité du cinéaste on the record, sans chercher à gommer les aspérités ou les contradictions d’un discours sur lequel ni l’âge ni la maladie ne semblent avoir prise. Si les questions de Carney n’apparaissent jamais, chaque intervention de Cassavetes fait en revanche l’objet des recadrages ou des corrections nécessaires, selon que sa mémoire lui fît défaut ou qu’il l’altérât délibérément. Ce parti pris fait rejaillir les multiples facettes d’un artiste épris de vérité, mais qui n’hésitait pas une seconde à mentir ou à instrumentaliser ses collaborateurs pour la faire advenir. Par vérité, il entendait celle des personnages, autonomisés du scénario, auxquels les acteurs étaient encouragés à donner vie le plus honnêtement possible à chaque scène. La force du geste cassavetien consiste à faire du jeu le moyen d’accéder au gisement inexploité des émotions ensevelies sous le poids des conventions sociales et des passions tristes. Contrairement aux idées reçues sur le cinéaste, le livre rappelle opportunément que l’improvisation ne constituait jamais pour lui une fin en soi, mais n’était qu’une méthode de travail parmi d’autres, qui concernait moins les dialogues que « les inventions et les découvertes émotionnelles de l’acteur ». Une quête qui ne fut jamais aussi grisante qu’avec les héroïnes auxquelles Gena Rowlands prêta ses traits, sous le regard souvent intransigeant de son mari. Dans une lettre adressée à Carney, Cassavetes ira même jusqu’à comparer les films à une femme, qu’il faut selon lui soustraire à la séduction du cadreur ou de tout autre amant susceptible de s’inviter à cette « orgie bien organisée » qu’est son tournage.
Carney souligne que la vérité, loin d’être « absolue » ou « désincarnée », devait être mise en perspective pour « passer d’un point de vue à l’autre », un basculement qui est « l’essence de la pensée dramatique de Cassavetes ». Cette puissance d’intériorisation des expériences d’autrui était valable aussi bien pour les personnages que pour le réalisateur, son empathie personnelle avec chacun lui tenant lieu de morale. « Cette capacité d’acceptation […] lui permit de décrire, sans filtre ni jugement de valeur, le chaos moral et émotionnel de la vie de ses personnages », écrit Carney. « On pourrait affirmer que si Cassavetes avait eu une vision plus idéalisée de sa propre vie, ou s’il avait porté un jugement sur sa vie et celle de ses proches, il n’aurait pu, ainsi qu’il le fit, créer cette œuvre tellement réaliste, si peu idéalisée. Il inventa une nouvelle forme d’art, un art libéré des idéaux inaccessibles de beauté, d’héroïsme, de pureté ou de vertu. Il fut le poète de l’imperfection, et développa un art de ce qui est, pas de ce qui devrait être. » Le mensonge (dans la vie, sur les tournages) est donc au service d’une vérité supérieure, l’idéalisme artistique ouvrant la voie à un réalisme émotionnel sans précédent dans le cinéma américain.
L’enfance nue
Cette révélation des personnages à eux-mêmes est la seule cause de ce cinéma indifférent, voire hostile, aux penchants libertaires en vogue dans la contre-culture américaine des années 1960 et 1970. Faces et Husbands « parlent de la classe moyenne » « à l’époque de la révolution des mœurs, du Flower Power, de la liberté, du sexe et du reste », s’amusait Peter Falk. Cette rupture générationnelle rendait « malade » Cassavetes, qui reprochait aux jeunes leur « haine » à l’égard de leurs aînés. « Les idéaux doivent s’accomplir dans la compréhension », exhortait cet autodidacte chez qui l’émotion primait sur la connaissance : Faces, « c’est contre tous les gens qui savent, et pour les gens qui ressentent, c’est tout. »
Dès lors, si l’on excepte Big Trouble – sur lequel Cassavetes joua les mercenaires à la dernière minute –, il n’est pas étonnant que l’œuvre s’achève sur deux films qui font d’un enfant le principal protagoniste. Mais là où Gloria propulse malgré lui à l’âge adulte un orphelin dont la famille a été décimée par la mafia, Love Streams fait le trajet inverse, en suivant les errances d’un homme d’âge mûr plusieurs fois marié mais qui a fui ses responsabilités familiales pour papillonner d’une conquête à une autre. « En étudiant le scénario, j’ai compris que […] c’était lui l’enfant », explique Cassavetes, qui remplaça au pied levé John Voigt dans le rôle de cet écrivain alcoolique découvrant que la liberté dont rêvaient les trois amis de Husbands n’est que vacuité. Sa routine s’effondre à l’arrivée de sa sœur Sarah (Rowlands), rejetée par son mari et sa fille, qu’elle aime obsessionnellement. Deux polarités contraires en proie à un « abominable isolement émotionnel » qui était aussi celui du cinéaste, récemment endeuillé par la perte de ses parents, dont il fut toujours très proche. D’après Carney, « le plus grand compliment [que Cassavetes] pût faire à une personne ou à propos d’un personnage était qu’il ‘‘avançait’’ ou qu’il ‘‘n’abandonnait pas’’ ». Plus autobiographique encore que ses prédécesseurs, Love Streams est aussi une méditation sur la valeur rédemptrice de la persévérance féminine : « J’ai voulu […] me faire pardonner d’avoir détruit ma femme toutes ces années en faisant des films, en buvant, en délaissant le domicile conjugal. Et pourtant elle est restée à mes côtés, enceinte, enfant après enfant. Alors j’ai fait ce film en hommage, pour reconnaître toutes les saloperies que je lui avais infligées. » Une abnégation qui renseigne autant sur l’amour que Gena avait pour John que celui de John pour Gena ; et pour le cinéma, bien sûr.