En l’espace de vingt-sept ans (1959 – 1986) et seulement dix films (dont nous excluons volontairement les productions hollywoodiennes), John Cassavetes a révolutionné le cinéma. À une époque où nouvelles vagues en tous genres et en tous pays faisaient rage de leur jeunesse, il se servit de cette grande liberté retrouvée pour créer un univers reconnaissable entre tous et néanmoins différent de tous les autres. John Cassavetes était à part, sans aucun doute ; mais ses tentatives répétées pour partager son amour extraordinaire du cinéma se soldèrent par une émouvante réussite. Témoin ce prodigieux hommage, certainement l’un des plus beaux coffrets DVD jamais édités pour un cinéaste.
John Cassavetes commence une carrière de comédien à vingt ans, au début des années 1950. Star de la télévision mais aussi de films cultes (Les Douze Salopards, Rosemary’s Baby), il tourne son premier film, Shadows, en 1959, avec ses amis, ses élèves, trois bouts de ficelle et quelques milliers de dollars amassés avec ses cachets de comédien. Quelques années plus tard, déçu par le système hollywoodien (son film, A Child Is Waiting, a été remonté contre sa volonté par le producteur Stanley Kramer), il s’en retourne à l’indépendance, hypothèque sa maison et tourne Faces. S’ensuit une série de chefs d’œuvres, rarement des succès publics (sauf en France), tournés avec les moyens du bord mais surtout une passion et un acharnement exemplaires, que ce soient des « films de genre » détournés (Opening Night, Meurtre d’un bookmaker chinois) ou des expérimentations jamais vues jusqu’alors (Une femme sous influence). On regrettera bien sûr l’absence dans ce coffret de Husbands, Minnie and Moskowitz, Gloria ou Love Streams, mais faire la fine bouche ici relève presque de l’indécence.
Le fil émotionnel
Un film de Cassavetes ne peut pas laisser indifférent, car il implique une véritable réaction émotionnelle de la part du public, quelle que soit la proximité ressentie à l’égard des personnages. L’idée est d’abolir la frontière de l’écran : le spectateur n’est plus vraiment au spectacle, il ne regarde pas ce qui se passe devant lui, il le vit, avec ou contre ceux qui évoluent à l’écran. Ce tour de force est rendu possible par l’extrême dynamisme de la mise en scène – de la caméra comme du montage –, qui capte chaque pli de visage, chaque transformation émotive, chaque geste déraisonné, affectueux ou désespéré, et laisse le temps au comédien de déployer toutes les dimensions contenues dans un mouvement ou un regard.
Tout au long des nombreux entretiens contenus dans le coffret, Cassavetes ne cesse de le marteler : ce qu’il cherche, en tant que cinéaste, est de mettre la réalisation au service des scènes, et non le contraire, et plus particulièrement de l’émotion qui s’en dégage. L’essentiel, pour lui, ne réside pas dans la beauté d’un plan ou dans sa perfection technique ; il a d’ailleurs cette phrase incroyable, qui plus qu’un conseil, est une véritable synthèse de son œuvre : « Certains films gagneraient à être mal cadrés.» Le cadre chez Cassavetes ferait effectivement pousser des cris d’orfraie à un adepte du cinéma classique ; il est pourtant l’une des clefs de l’art chez ce cinéaste pour qui norme et règles ne veulent rien dire (nous y reviendrons plus loin). L’univers de Cassavetes est celui du saisissement, de l’instantané. Comprendre son cinéma, c’est avant tout voir que sa beauté ne réside pas dans le plan le plus travaillé, mais dans la recherche du juste, du vrai − ce qui ne signifie pas pour autant filmer à la va-vite et n’importe comment.
Le vrai, ce n’est pas forcément le réel, une réalité atemporelle applicable à tous et dans laquelle chacun pourrait se reconnaître. Cassavetes n’est pas un cinéaste réaliste ou néo-réaliste dans le sens rossellinien du terme. Ainsi, un film tel qu’Une femme sous influence ne dit rien sur les conditions de vie des ouvriers américains dans les années 1970 ; ce n’est pas le propos. Les dialogues des films de Cassavetes, finement écrits, ne sont pas ceux du quotidien ; ses personnages, fous, décalés, hystériques, perdus, ne sont pas représentatifs de l’homme ou de la femme ordinaire. Et pourtant, le cinéma de Cassavetes parvient à toucher son public au cœur : car chez lui, le vrai réside dans l’intensité de la scène, répétée à l’envi sous l’œil de la caméra jusqu’à parvenir à capter la pureté de l’instant, celui où l’acteur est tellement imprégné de son personnage qu’ils ne font plus qu’un, que toute distance est abolie, entre réel et irréel, entre comédiens et spectateurs, pour laisser éclater l’émotion à son paroxysme.
Bien que souvent conclus en forme de happy endings, les films de Cassavetes sont émotionnellement très éprouvants. Chacun d’entre eux raconte à sa façon l’histoire d’hommes et de femmes incompris, très (trop) entourés, mais profondément seuls : dans Shadows, ce sont des jeunes désabusés qui traînent leur mal-être et leur envie d’ailleurs impossible ; dans Faces, des couples qui ne peuvent plus communiquer ; dans Meurtre d’un bookmaker chinois, un idéaliste forcé à subir les contraintes de son milieu ; dans Une femme sous influence, une mère au foyer cherchant à se donner une raison de vivre et perçue comme folle par son entourage ; dans Opening Night, une actrice refusant de vieillir… Tous passent à côté de leur vie pour ensuite la reprendre en main de manière malhabile, sans pouvoir réellement s’appuyer sur les autres pour se faire comprendre : chez Cassavetes, on naît, on meurt, mais on vit également seul, en s’accommodant des êtres qui s’agitent à nos côtés. L’amour comme le désespoir, le bonheur comme la tristesse se vivent de l’intérieur : pour les montrer au cinéma, il faut donc coller au plus près du personnage, percevoir ce qu’il dissimule au plus profond de lui-même en s’attachant à son corps, à son visage, au rythme de ses déplacements, sans jamais le perdre de vue…
Écrire l’improvisation
Dans les entretiens avec Cassavetes que Michel Ciment a enregistrés (en supplément du coffret), la même question revient inexorablement : « Qu’est-ce qui est improvisé dans le film ?» Et le cinéaste de répondre : « Rien, tout était rigoureusement écrit dans le scénario.» Ne jetons pas la pierre à l’intervieweur : l’idée de « saisir l’instant » que nous avons décrite plus haut aurait pu fonctionner au sein de l’improvisation. Mais tel n’était pas l’objectif de Cassavetes, qui tenait à ce que chaque ligne de dialogue soit respectée – tant qu’elle convenait au comédien. L’histoire racontée dans ses films avait d’ailleurs assez d’importance à ses yeux pour que certains soient intégralement filmés dans sa continuité, comme dans Faces (le décor, quasi unique, aidant) – chose extrêmement rare au cinéma, où les scènes sont en général tournées dans le « désordre ».
Reste néanmoins un goût chez Cassavetes pour l’amateurisme, ou plutôt – le terme pouvant être interprété de manière trop péjorative – pour l’expérimentation. Shadows, son premier long métrage, est évidemment le plus représentatif de cette méthode : tourné à New York avec des élèves de la classe de Cassavetes – il s’agissait pour la plupart de leur premier film –, produit par un débutant d’une vingtaine d’années, Seymour Cassel, Shadows tenait à l’origine en quelques lignes : « Toi tu es la sœur, lui c’est ton amant, et l’autre, là, c’est ton frère.» Largement improvisé (à la différence des films qui suivront), il sera néanmoins amputé d’une bonne moitié, et retourné un an plus tard : le perfectionnisme du cinéaste était déjà à l’œuvre.
Le style Cassavetes est reconnaissable entre tous : faux raccords, flous suivis d’une brutale mise au point, caméra à l’épaule provoquant des décadrages, longs gros plans sur des visages, silhouettes dissimulant la moitié du champ… Faces est sans doute le paroxysme de cette expérience unique à l’époque : pour Cassavetes, l’abandon de la technique classique n’était pas un défi de jeune loup désirant briser les règles, mais essentiellement le meilleur moyen de laisser entière liberté aux comédiens d’agir et de se déplacer comme il leur semblait. À la charge du cameraman d’être capable de suivre les acteurs et de se mettre à leur service, tout en captant la meilleure image, le meilleur instant. Il ne s’agit pas alors forcément de suivre l’action, mais de filmer ce qui est le plus représentatif de ce qui est en train de se passer : dans Une femme sous influence, alors que l’épouse (Gena Rowlands), dans une crise de « folie », monte au premier étage de sa maison pour récupérer ses enfants et se dispute avec sa belle-mère, Cassavetes choisit de montrer le visage du mari, Nick (Peter Falk), resté en bas, immobile et désarmé.
La relation qu’entretenait Cassavetes avec ses comédiens est fondamentale pour comprendre son œuvre. « Je ne sais pas s’ils jouent ou s’ils ne font que parler », disait Joan Blondell lors du tournage d’Opening Night, déconcertée par la façon dont Cassavetes et sa « bande » travaillaient. Paradoxalement, le cinéaste n’avait pas l’âme du directeur d’acteur classique : une fois sur le plateau, il se faisait un point d’honneur à ne pas expliquer aux comédiens comment jouer. L’acteur devait s’imprégner de son personnage, et s’il ne le comprenait pas, Cassavetes attendait qu’il soit prêt – ce qui explique, d’ailleurs, que le cinéaste n’était pas contre les « amateurs », qu’il utilisa dans Faces (notamment pour le rôle de l’héroïne), dans Meurtre d’un bookmaker chinois (les strip-teaseuses) ou Une femme sous influence. « N’importe qui peut être acteur », avait-il déclaré : ce qui lui importait chez le comédien était moins sa technique que sa façon de transformer le personnage, de s’en imprégner, de le faire sien. Seymour Cassel, devenu acteur pour Faces, résume bien le concept : « Je donnais vie au personnage. C’était à moi.» Voilà donc révélé le secret de l’improvisation chez Cassavetes : un scénario glacé qui prend chair, des comédiens en roue (presque) libre et une caméra qui saisit les moments les plus puissants de la vie pour les magnifier sur grand écran…
Mes acteurs, ma famille, ma vie
L’indépendance totale avec laquelle Cassavetes travaillait n’était pas un caprice, mais une manière de survivre. Déçu par les studios qui lui confièrent quelques projets après Shadows, il n’entra plus à Hollywood que pour récupérer ses cachets de comédien et auto-financer ses projets. N’hésitant pas à hypothéquer sa maison quand nécessaire, ou à arrêter brutalement le tournage faute d’argent, Cassavetes vivait pour le cinéma, et aucun obstacle ne lui paraissait trop haut. On imagine bien que son génie schizophrène dut en fasciner plus d’un, et qu’il ne lui fut pas si difficile de réunir autour de lui un groupe de fidèles : son épouse, Gena Rowlands, ses acteurs fétiches, Seymour Cassel, Ben Gazzara, Peter Falk, ou son producteur/directeur de la photographie, Al Ruban. Payés ou non, sans certitude de détenir un succès au box-office, ceux-là savaient que ce à quoi ils participaient n’avaient rien d’ordinaire.
Des films contenus dans le coffret, aucun ne respecte la narration classique, bien que deux d’entre eux soit des films de genre : polar/film de gangster avec Meurtre d’un bookmaker chinois, et mise en abyme (« le film dans le film ») avec Opening Night. Dans tous les cas, les œuvres de Cassavetes restent éminemment personnelles : la personnalité du cinéaste émane de chacun d’entre eux, et particulièrement de Meurtre d’un bookmaker chinois – l’histoire de cet homme dont ses pairs cherchent à briser le rêve était bien celle de Cassavetes et de sa lutte inégale contre le système des studios. Ben Gazzara dit d’ailleurs s’être inspiré du cinéaste pour interpréter son personnage… Dans Opening Night, Cassavetes met totalement à nu sa relation aux femmes, et plus particulièrement sa relation avec Gena Rowlands, en interprétant lui-même le rôle de l’acteur de seconde zone, amant de la star (Gena), et en exposant les difficultés des rapports amoureux dans une scène finale tragi-comique, prodigieuse de spontanéité.
L’immense émotion qui transparaît des films de Cassavetes doit beaucoup à ce don de soi qui était la caractéristique du réalisateur : Cassavetes offrait son âme au cinéma. De sa vision à la fois pessimiste et passionnée de l’amour, de ces corps exposés et admirés à l’infini transparaît un amour inconditionnel de l’humain et l’une des analyses les plus fines jamais transcrites sur grand écran de l’individu (masculin ou féminin) et des relations hommes/femmes. « Comment se fait-il que tu aimes autant le cinéma ?» demanda un jour Ben Gazzara à Cassavetes. « L’immortalité », répondit celui-ci. Qu’ajouter à cela ? Trop, ou, comme dirait le cinéaste lui-même, pas assez.