Virée londonienne de trois amis endeuillés, Husbands montre des hommes qui s’extraient de leur rôle de mari pour éprouver l’énergie de la vie et de la liberté. Toujours proche des problématiques du couple et des préoccupations et aspirations des classes moyennes, Cassavetes filme au plus près de ses personnages, interprétés par trois immenses acteurs : Ben Gazzara, Peter Falk et lui-même. Une édition en DVD de ce film indispensable faisait assurément défaut. Wild Side répare ce manque, en éditant deux versions du film, et en le complétant par de touchantes interviews de Peter Falk, Al Ruban et Gena Rowlands.
Husbands ne nous montre rien de la vie quotidienne des trois family men dont il fait le portrait. On ne les voit pas trimer pour payer la belle maison avec jardin dans les suburbs bien fréquentés de New York et pour financer l’université des enfants. Certes, on aperçoit leur quartier résidentiel, leur bureau, leur cabinet médical. Mais pour dépeindre la vie de la upper middle class au sortir des années 1960, Cassavetes laisse tout ce quotidien hors champ. Les moments joyeux sont suggérés dans un prologue constitué de photos de famille filmées plein cadre. Les clichés du bonheur de la vie en bande, posés devant la piscine, sont constitués d’images arrêtées puisque la mort vient de faucher l’un des quatre amis inséparables. Des scènes de barbecue sous un soleil estival, on passe abruptement à un enterrement où la foule se presse par une journée brumeuse.
L’essentiel se passe dans les raccords, et Cassavetes a la délicatesse de ne pas nous dire ce que nous savons déjà : que l’on est inconsolable quand on perd un ami, et qu’au-delà de sa disparition, c’est sa propre finitude que l’on interroge. Il concentre au contraire son attention sur la vie qui continue. Et la vie, c’est d’abord le mouvement du corps qui ne s’arrête pas. Les trois amis endeuillés refusent de se coucher dans les jours qui suivent les funérailles, et cherchent à épuiser leurs organismes dans des activités physiques. Basket, natation, ou « course en marchant » dans les rues de New York, avant que le trio ne décide de s’envoler pour Londres.
Dans le jeu, dans la boisson et dans le chant, ces hommes accomplis, retombent en enfance. Ils explorent le véritable attachement à tous les éléments qui en font des individus intégrés dans la société. Londres sert de retour en adolescence aux compères qui cherchent à emballer n’importe quelle femme : une vieille, une prude, une instable au fort accent britannique… Sur le même mode que le récent Very Bad Trip, (Hangover, Todd Phillips, 2009) mais version cinéma d’auteur, le film s’évertue à explorer les fondements de la société américaine en en faisant table rase et en se focalisant sur son envers, sur la transgression de ses valeurs.
Cassavetes est fidèle à sa méthode, tournant en caméra légère pour coller aux mouvements de ses personnages, et en équipe réduite, afin de ne pas se laisser dicter ses choix esthétiques par la lourdeur de la technique. Le cinéaste fait feu de toutes les énergies et de toutes les bonnes volontés : les figurants sont bénévoles, le long travail à la table avec les acteurs permet de mettre à l’épreuve le scénario et de le faire évoluer. Si bien que la vigueur du film est celle des acteurs et des situations de tournage poussées à leur extrême. « Documentaire sur son propre tournage », pour reprendre la formule de Jacques Rivette, Husbands apparaît également comme un magnifique témoignage sur l’amitié de Cassavetes avec ses acteurs, et pour son goût du travail en équipe, jusqu’à la relation fusionnelle. L’énergie désespérée des trois « maris » coïncide avec l’élan fou et dévastateur nécessaire à l’élaboration d’un film.
Mais c’est surtout au montage que Cassavetes travaille le matériau des rushs pour ne garder que des instants de vie intense. Peter Falk raconte, dans l’interview qui figure en bonus du dvd, que le cinéaste a travaillé sur plusieurs versions extrêmement différentes, dans lesquelles il se focalisait sur l’un ou l’autre des personnages, avant d’opter pour la version finale. On comprend ainsi que de nombreuses scènes beaucoup plus narratives ont été tournées puis écartées, à l’issue d’un long processus de construction du récit, au profit des séquences centrées sur la vitalité des trois hommes.
À mesure que l’histoire se déroule, le monde plonge dans un hors-champ de plus en plus total. La foule gaie de la séquence de générique fait place à la multitude triste des obsèques. Au groupe alcoolisé qui chante dans un pub se substitue les joueurs du casino anglais, jusqu’à ce que l’action s’enferme dans les chambres d’hôtel. À chaque changement de lieu, le film se dépeuple, et les protagonistes se trouvent de plus en plus confrontés à eux-mêmes. Le cadrage serré, la bande-son concentrée sur les bruits proches et refusant tout habillage d’ambiance rend cet univers d’autant plus élémentaire. De quatre dans le générique, les hommes ne sont plus que trois lors du voyage à Londres, et seulement deux au retour à New York. La vie en bande n’a qu’un temps ; l’heure de rentrer à la maison a sonné.