Il n’est pas rare que les héros viscontiens foncent tête baissée dans le mur de leurs illusions. Arrive toujours un moment où leur bulle éclate, où leur passion se trouve brutalement dépouillée, mise à nu, et son fond exposé dans toute son horreur. La comtesse Livia Serpieri (Alida Valli) n’échappe pas à la règle. Elle prend cher.
Quand, lors de la dernière demi-heure de Senso, la comtesse Serpieri décide de tout plaquer et de braver les dangers de la guerre pour rejoindre son amant, elle a déjà tout sacrifié à sa passion. Elle a compromis et son haut rang et sa position d’épouse. Elle a trahi son patriotisme de femme italienne en se livrant corps et âme à l’envahisseur de la Vénétie, en la personne d’un beau lieutenant autrichien (Farley Granger). Elle a détourné l’argent de la résistance, où officie son cousin le marquis Ussoni, pour réformer son amant de ses obligations militaires et l’arroser de bien-être. Elle s’est avilie, pour retrouver le lieutenant Mahler, à s’aventurer dans les casernes autrichiennes, offerte aux regards vils et lubriques des soldats, en maîtresse assoiffée d’amour. Lorsqu’elle le retrouve planqué à Vérone, vivant grassement sur la cagnotte de l’armée italienne, la comtesse est mise à rude épreuve : l’épreuve du réel. L’abominable enceinte de sa passion, bâtie sur le crime, bâtie sur l’aveuglement à l’histoire, s’effondre d’un bloc. Alors, enfin, elle voit. Elle voit qu’elle n’avait pas vu. Elle voit le fond d’ordure qui reposait sous son amour pour le lieutenant autrichien. Elle comprend que sa passion ne s’est jamais tant porté sur l’être Franz Mahler que sur le goût même de la passion et ce besoin de la faire perdurer, envers et contre tout. Franz Mahler, soldat impérial, corps sans âme avidement désiré, le vrai Franz Mahler, lâche et vénal, était nié du tout au tout dans les sentiments de la comtesse. Il en était absent. Les illusions des héros viscontiens ne sont autres que des fictions de classe, et ces fictions de classe des rêves d’éternité (soit une fonction très pragmatique de survie). À entretenir cette excitation des sens que l’on peut bien appeler « goût du sublime », Livia n’avait jamais perçu en Franz Mahler qu’une huile à brûler pour réchauffer ses sentiments. Jusqu’à ce jour, elle l’avait ignoré. Lui, le beau lieutenant autrichien. Elle l’aristocrate. C’est ce que, dans son ivresse terminale, déchu de son piédestal et se montrant hors de la sphère du sublime – une prostituée au bras – il lui assène à grands coups de marteaux (verbaux). À ce moment, c’est exactement comme s’il la déshabillait et la battait à sang.
C’est exactement la même fiction de classe qui semble mener les affrontements entre les armées italienne et autrichienne, et qui conduira à la défaite de Custozza. À revoir aujourd’hui les scènes de bataille, on est surpris de l’acuité avec laquelle la mise en scène de Visconti distingue, au sein de grandes « scènes de genres », le peuple des acteurs du conflit. Les corps d’armées investissent des villages mais se meuvent autour des paysans et de leurs activités quotidiennes, sans que jamais ils ne se rencontrent. Ainsi, on verra des colonnes armées contourner le battage du blé sur la place publique : les militaires encombrent, prennent de la place, gênent un peu, mais jamais ils n’impliquent les paysans. Tout se passe comme si deux modes d’existences – la militaire et la civile – vivaient l’histoire sur deux rythmes différents – la lutte armée et le quotidien – coexistaient tout en s’ignorant. Le peuple italien est littéralement contourné. La guerre qui se mène ne concerne guère que les aristocrates et les impérialistes, s’arrachant une terre au seul profit de leur classe. Elle semble leur seule affaire, une petite affaire privée, une vague histoire d’honneur et de possessions. Un commun aveuglement les mènera tantôt à la défaite (les Italiens à Custozza), tantôt à la déchéance (les Autrichiens dans l’ivresse de la victoire). Dans Senso, la seule rencontre possible entre le peuple et l’histoire se joue dès la première scène du film. Le lieu de cette rencontre est l’Opéra, la Fenice de Venise. On y joue Le Trouvère de Giuseppe Verdi. Aux toutes dernières hauteurs du bâtiment, la plus modeste population s’amoncelle et se fait passer des tracts patriotes. Un passage précis de la pièce leur donne le signal pour les déverser sur un parterre d’officiels et d’occupants. On sent très bien, dans cette scène, la communication particulière qui s’était établi entre la musique de Verdi, son sous-texte politique engagé dans le présent du Risorgimento, et le peuple italien qui comprend immédiatement de quoi il en retourne, en tire enthousiasme et combattivité. Puis, jusqu’à la fin, l’histoire fomentée par les aristocrates ne cessera de survoler le peuple. Il n’empêche que ce court truchement de l’art dans les affaires publiques a quelque chose d’infiniment émouvant. Quand, après Verdi, a‑t-on retrouvé une telle « phase », en Italie, entre le destin d’un peuple et son art ? Avec le cinéma ? La question nous dépasse.
On a souvent évoqué Stendhal pour parler de Senso. Ajoutons que le film de Visconti ressemble aussi beaucoup à un Manon Lescaut inversé, où la comtesse Serpireri jouerait, à un siècle de distance, le rôle de la dupe, un chevalier Des Grieux au féminin qui aurait tout à perdre à se livrer au jeu des passions. Et le lieutenant Mahler serait Manon. Son attitude d’amant transi cache quelque chose. Il ne peut pas retenir tous les signes d’une autre vie sous sa carapace d’amant. Tout un monde inconnu de Livia remue, se laisse deviner, renvoie des bouffées de chaleur à la surface de leur passion commune. Ses fréquentes disparitions. Sa réputation de noceur auprès du régiment. Son œil un peu gros devant le diamant que lui offre la comtesse. Ses plaintes de plus en plus répétées. À l’instar de Manon, Franz gagne du terrain dans ses requêtes, plâtre un mur de plus en plus fissuré – ce mur qui sépare sa véritable nature du regard de Livia, fiction de classe si savamment entretenue. La passion ne se nourrit-t-elle pas de ce supposé stupre ? Ne s’interrompt-elle pas dès qu’il n’est plus supposé ou qu’il n’est plus stupre ? Senso partage également avec le roman de l’Abbé Prévost cette progression « virale » de la passion, à base de contaminations, de convalescences, de guérisons et de rechutes. Deux corps lancés l’un contre l’autre s’épuisent dans une lutte en creux, dans une sorte de match dont l’un doit sortir vainqueur, en évitant l’absorption complète par l’autre. Chacun tente de tirer de l’autre sa propre fiction de survie ; elle prend la forme d’un amour sublime chez Livia et, chez Franz, celle de privilèges renouvelés. En s’actionnant ainsi tels des aspirateurs de sucs, ces deux tenants de l’aristocratie et de l’empire courent chacun à leur annihilation. Et si le drame de Manon Lescaut s’achevait par une déportation, celui-ci se résout face à un peloton d’exécution. Senso.