Figure marquante du cinéma des années 1970, Rainer Werner Fassbinder a laissé une œuvre étonnamment dense. Mort en 1982 de ses excès, à 37 ans, il réalise plus de quarante films et téléfilms en une quinzaine d’années. Son travail s’efforce de ramener l’Allemagne, à peine émancipée de son passé par le projet européen, à sa conscience morale. Rapport de pouvoir, manipulations et humiliations, rejet et stigmatisation des minorités constituent les toiles de fond de celui qu’on a pu surnommer le Balzac du cinéma allemand, au vu de son projet d’esquisser un tableau complet de la société. Après une énorme exposition à Berlin (1992), puis une rétrospective au MoMa de New York (1997), Beaubourg consacre jusqu’en juin un cycle à ce cinéaste trop peu connu en France.
Sulfureux, l’homme attire en même temps qu’il détourne le regard des spectateurs par le scandale de sa vie cocaïnée et alcoolisée, son homosexualité revendiquée, et sa manière de brûler sa vie et celle des autres au profit d’une productivité extra-ordinaire.
Homme de théâtre, dramaturge, acteur et metteur en scène, Fassbinder vient des planches. Il en gardera pour le cinéma une théâtralité certaine du jeu d’acteur. À la tête de sa troupe, l’Action Theater (puis l’Anti-Theater), il commence parallèlement à réaliser ses premiers long-métrages. De la scène au plateau, persiste, en plus du noyau fidèle de comédiens et techniciens, la volonté d’être une unité de production entièrement indépendante. Chacun occupe successivement tous les postes, devant et derrière la caméra, de machino à acteur. Et c’est certainement cette division du travail et cette non-spécialisation des tâches, renforcées par une énergie créatrice infatigable, qui explique la puissance de travail et la vitesse d’exécution des films : il tournera Le Marchand des Quatre Saisons en 11 jours, Gibier de passage en 14…
Son œuvre cinématographique se caractérise d’abord par l’hétérogénéité de la forme, qui reflète ses conditions de production, du cinéma indépendant au téléfilm, en passant par le documentaire.
Protéiforme, le travail de Fassbinder dépeindra surtout, à travers les styles, l’enfermement. Physique, d’abord. Cinéaste urbain et des intérieurs, tantôt bourgeois (Rio das Mortes, 1970), monumentaux (Martha, 1973), ou en ruine (Le Mariage de Maria Braun, 1976), Fassbinder confine ses personnages dans des lieux clos. Il délimite les plans, emmure les scènes pour mieux confronter les individus, fermés au monde, à l’oppression de soi, de la conscience et du passé. Les paysages et les extérieurs se font rares. La ville, comme métaphore du carcan social, est constitutive de son cinéma. Les seules échappatoires à cet univers du dedans deviennent ainsi espace d’intimité et de liberté d’action. Les amants se retrouvent dans la forêt (Le Mariage de Maria Braun), ou dans les foins (Gibier de passage, 1972). Les rencontres se produisent dans les jardins publics, à la fois respiration dans l’étouffement d’une ville, et échappatoire illusoire à la structure urbaine (Martha). Alternative à l’emprisonnement des murs, la campagne résonne aussi comme décor de choix et d’action : Gibier de passage met en scène une jeune fille enceinte de son père, et qui convainc son petit ami de le tuer : ils se retrouveront pour ce faire dans la forêt.
Enfermement des personnages ensuite. Aspirant à un ailleurs, ils sont uniquement déterminés par des contraintes qui leur sont extérieures. Politiques et économiques, leurs seules raisons d’agir reflètent toutes le IIIème Reich et la guerre. Pas de liberté pour les créatures du réalisateur : même et surtout les actes d’amour appartiennent à un projet imposé par la situation politique. Lili Marleen (1980), ainsi, accepte de devenir la coqueluche du régime non par conviction, mais dans l’unique but de protéger son amant résistant. Et Maria Braun se prostitue physiquement et moralement afin de pouvoir offrir à son mari prisonnier de guerre le confort du fantasme bourgeois. Les personnages, finalement, ne cherchent qu’à accéder à une vie « normale » dans un contexte où la fin justifie tous les moyens. Les femmes, face à la misère, se prostituent sans ciller des yeux. Elles apparaissent dans leur splendeur comme dans leur soumission : objets de désir, courageuses et débordantes de sensualité, l’érotisme qu’elles dégagent est frontal, et destiné au spectateur. Tandis que la tension sexuelle des hommes, à la complicité ambiguë, encadre une relation entre les personnages. Moins objectivés, les hommes ont plus de consistance, et disposent de la possibilité de s’engager.
Le rapport à l’image est fixe. Les images sont travaillées comme des compositions, des tableaux, ou des scènes de théâtre. Il y a peu de mouvements et de travellings, reflet du monolithisme et de la staticité des caractères. Car Fassbinder s’attache à distancier notre rapport aux personnages. À partir d’Effi Briest (1974), il barrera obstinément tous les plans par des vitres, des portes, des objets, et autres obstacles qui filtrent le regard des spectateurs sur les protagonistes. Le visage des femmes est voilé ou recouvert de tissus. À travers des vitres et des miroirs, ce sont des personnages de surface que l’on voit, sans dimension, qui répondent cruellement au fatalisme de leurs caractéristiques sociales.
La force de l’œuvre de Fassbinder se trouve dans sa violence. Dans cette manière toujours comique, cruelle et efficace comme peut l’être le rire jaune, de montrer les exclus et les marginaux dans leur précarité économique, leur vulnérabilité affective, et leur effroyable solitude. Corrosif, Fassbinder se refuse avec acharnement à expliciter, démontrer et rassurer. On retiendra tout particulièrement le très froid Roulette chinoise (1976) qui met en scène les rapports haineux d’une petite fille infirme manipulatrice et de ses parents, riches bourgeois désabusés, dont la culpabilité réciproque ira jusqu’au meurtre du seul amour de l’enfant, sa gouvernante. Malgré l’amour de la caméra pour ses personnages, qui façonne, avec toute l’intelligence du montage, la beauté des images, on est instable devant ses films, tant on hésite dans la tension de la narration, entre le burlesque et le dramatique, le grand-guignolesque et le pathétique.
Son cinéma féroce le place à côté de Ritwik Ghatak, Pasolini ou Glauber Rocha. Cinéaste de la barbarie, il provoque une rupture par une approche fragmentée du montage et des brisures dans l’image. Il est l’un des derniers, aux côtés des grands Visconti, Rocha ou encore Eisenstein à s’être confronté à la question de la naissance et de l’identité d’un peuple. Comme eux, il envisage la question d’un peuple dans l’Histoire. Sauf que, contrairement à l’Italie, l’Allemagne n’a pas su se dégager de son histoire par le cinéma grâce à un Rossellini, et Fassbinder dresse un constat glacial d’une l’Allemagne enfermée dans sa culpabilité.