Incapable de se hisser dans le gotha international depuis France 98, la sélection roumaine de football regardera la Coupe du Monde 2018 à la télé. Un crève-cœur pour ses supporters, et plus largement le peuple roumain, chez qui le souvenir des épopées des années 1990 reste vivace (notamment un quart de finale héroïque en 1994). Pour conjurer la déception, Corneliu Porumboiu – cinéaste consacré (Policier, adjectif, Métabolisme ou quand le soir tombe sur Bucarest, Le Trésor) et fervent amateur de ballon rond – a trouvé la meilleure parade : chaque année de Coupe du Monde, qualifier le football roumain dans les salles de cinéma. Sorti en juin 2014, son film Match retour revenait sur un houleux derby bucarestois arbitré par son père en 1988, la veille de la chute du mur de Berlin dans un climat très crispé (le match voyait s’affronter l’équipe de la police de Bucarest contre celle de l’armée, déportant sur le rectangle vert une rivalité historique et palpable). Commentant la rencontre vingt-cinq ans plus tard en compagnie de son fils, le père rappelait que son rôle de juge l’obligeait alors à la plus grande vigilance, sous peine de voir chaque tacle un peu trop viril provoquer un incident diplomatique, et de réveiller un antagonisme vieux de plusieurs décennies entre les deux corps de métiers les plus influents du régime communiste. Le film-match se soldait par un 0-0 synonyme de statu quo, mais surtout de moindre mal. Ainsi vont les films de Porumboiu sur le foot, mêlant les destins individuels aux odyssées collectives, et soumettant l’ordre du spectacle aux aléas de l’Histoire (son premier film, 12h08 à l’est de Bucarest, plaçait déjà un présentateur TV au beau milieu d’une avalanche de catastrophes en direct, à l’instar de cet arbitre-pompier chargé d’éteindre tous les incendies afin que la situation ne vire pas au massacre en prime time).
Quatre ans plus tard, suivant un illustre inconnu résolu à changer les règles du soccer, Football infini complète idéalement Match retour, dans le cadre unique duquel s’entassaient vingt-deux footballeurs à couteaux tirés, un arbitre sous pression et beaucoup d’Histoire, mais aucun personnage – si ce n’est celui, dissocié, du patriarche, à la fois homme en noir et voix off, marionnette et ventriloque simultanément. Cette fois-ci, Porumboiu rend la parole à son protagoniste, en l’occurrence Laurentiu, modeste employé administratif jadis promis au sport de haut niveau avant qu’une blessure, provoquée lors d’un match de foot, ne le fasse boiter à vie. Essentiellement constitué des témoignages effarants du malchanceux, le film tire le portrait d’un homme stoppé dans son élan mais dont l’esprit et la parole continuent de galoper, rejouant sur le terrain de la théorie un match existentiel dont il ne s’avoue pas vaincu. Et si Porumboiu donne tant de place au récit de ses mésaventures, c’est parce que les élucubrations tactiques de Laurentiu ne font sens qu’à la lumière de son destin tué dans l’œuf. De fait, toutes ses nouvelles règles (arrondir les angles du terrain pour éviter qu’un joueur ne se fasse piéger par les adversaires – comme lui dans sa jeunesse, le jour de son accident –, diviser la surface en trois parties imperméables pour réduire les efforts ou rallonger la durée de jeu) ne concourent qu’à expurger le foot de sa violence et de ses difficultés physiques – autrement dit : à imaginer un football alternatif à la portée de tous, sans distinction d’âge, de sexe et « Laurentiu-compatible ». Après Match retour, joli prétexte au plaisir enfantin de « refaire le match », Football infini s’écarte ainsi des grandes heures de l’Histoire pour trouver sa poésie (ainsi que son beau titre) au cœur d’une idée fixe. Celle d’un invalide de quarante ans dont les systèmes complexes ne sont qu’un trompe-l’œil, dissimulant un rêve commun à tous les petits garçons de la planète : qu’au mépris de toute fatigue, blessure, handicap ou tombée du jour, la partie ne prenne jamais fin.