Couronné de deux prix à Cannes pour ses deux premiers longs-métrages, Corneliu Porumboiu revient avec Métabolisme, l’histoire d’un réalisateur capricieux et hypocondriaque qui tâtonne, manipule son petit monde et fini par compromettre le tournage de son propre film. Après la farce politico-burlesque de 12h08 à l’est de Bucarest (2006), qui revenait sur l’histoire récente de la Roumanie via un talk-show carnavalesque, puis le dilemme du jeune inspecteur de Policier, adjectif (2009) en prise avec les tenants d’une administration frigide « post-glacis », le cinéaste passe d’un regard macro à un point de vue endoscopique, littéralement à l’intérieur de son personnage. Pareil changement de focale a de quoi surprendre de la part d’un auteur jusqu’ici curieux des résonances entre les trajectoires individuelles et le destin du corps social tout entier. Mais s’il déporte un temps son attention de la société roumaine, c’est pour mieux scruter son cinéma, en laborantin (subtilement) ricaneur, et à travers lui, peut-être aussi celui de ses pairs.
Allez, montre ce que t’as dans le ventre
Paul tourne un long métrage d’envergure, une fresque politique avec l’histoire de son pays en toile de fond. Pourtant, ses préoccupations paraissent infimes, voire contingentes, et les scènes qu’il répète avec la comédienne dont il est tombé amoureux évoquent davantage un huis clos intimiste que le tournage d’une épopée. Ce décalage entre l’échelle des vanités et la banalité du quotidien fournit son carburant comique à la fiction, que l’écart entre un dispositif en longs plans-séquences fixes et la dérision des situations vient redoubler malicieusement. À cela s’ajoute l’extrême composition des cadrages, qui semblent porter en creux leur propre dénégation. L’absence de profondeur de champ, l’isolement des personnages de tout contexte sonore, l’effet de collage des silhouettes sur le décor servent un effet d’asphyxie inconfortable et jouissif quand le réalisateur et son actrice en sont les premières victimes. Exit le feuilleté des couches de lecture, quand la farce et l’ironie ramenaient les trajectoires individuelles à l’aune d’une société aveugle à ses propres travers. L’histoire et le politique sont mis à l’index, excentrés, seuls comptent les petits stratagèmes de Paul, ses répétitions stériles avec Alina, leurs coucheries, leurs joutes verbales ridicules et désenchantées. Maniant l’art de la parabole avec brio, Porumboiu fait de son personnage central une incarnation d’auteur nombriliste, incapable de se hisser à la hauteur de son propre film. De même qu’il peine à donner des raisons suffisantes à son actrice pour la filmer nue, le réalisateur se voit contraint de fournir à sa productrice la preuve visuelle d’un ulcère inventé de toute pièce. Sardonique, Porumboiu décrit ce moment d’incertitude où toutes les raisons semblent jouer contre nous, dans l’incapacité de produire la moindre image, et où le sentiment d’imposture gagne peu à peu sur la confiance placée dans son propre travail. Victime de ses mensonges, Paul falsifie sa dialyse et soumet l’endoscopie d’un autre corps que le sien. La productrice n’est pas dupe, Alina non plus, et alors que tout le monde, lui compris, se demande ce qu’il a en tête, le réalisateur n’offre rien d’autre qu’un plan de son estomac vide. Pile entre les tripes et le cerveau.
Auto-scopie
Du reste, si Porumboiu réfléchit l’acte de création, il s’agit moins de prêter allégeance au genre du « film à l’œuvre », après les Truffaut, Fellini, Wenders et consorts, que d’expérimenter et jouer de son cinéma. Sa grammaire, ses spectres, son langage constituent autant de repères à convoquer, interroger, épuiser et dévoyer, comme des règles ductiles à réinventer constamment, sous peine de les voir se figer. Contrairement à Policier, adjectif, les longs plans-séquences esquivent toute contemplation. Tout est ramené au premier niveau, le plus infime, du micro-drame égotiste. Les conversations piétinent, aucune profondeur n’est dégagée, les éléments s’entassent au premier plan, et lorsqu’apparaît le corps nu et allongé d’Alina dans l’encadrement d’une porte, l’émotion érotique est instantanément arrachée, comme confisquée par l’appel téléphonique qui la fait sursauter, se rhabiller et sortir du champ. Tel un rappel du travail de sape, le tableau est immédiatement vidé et neutralisé, façon d’insister sur le simulacre esthétique de ces longs plans fixes. Car ils jouent sur un autre terrain, celui de l’auto-disculpation stylistique. Au fond, la seule dérive de cette mise en scène psittacine siège dans le fameux travelling autoscope. Une interminable introspection dans le corps du personnage, en guise de parabole du nombrilisme ad nauseam. En somme, un film en forme d’aveu de faiblesse, critique et complice à la fois, dans la grande tradition des épopées intestinales.
Prenant un virage radicalement anhistorique, Porumboiu parvient à se libérer des carcans de la production locale, pour oser tendre un miroir à son propre cinéma. En résulte une satire ludique et pleine de tendresse. Rares sont les auteurs en activité capable d’opérer la dialyse de leur travail avec humour et subtilité, sans verser dans la complaisance et la fausse modestie. À ce titre, Métabolisme est une belle réussite, et pour une fois qu’un cinéaste roumain tourne en dérision l’injonction tiers-mondiste du « film à sujet », on ne va pas bouder notre plaisir.