La précipitation avec laquelle la série Game of Thrones vient de s’achever, concluant huit saisons en un finale pour le moins expéditif, détonne au regard de la dilution narrative qui a fait son succès. Depuis ses débuts, la série librement adaptée des romans de George R. R. Martin s’attèle en effet à éparpiller ses enjeux dramatiques. En plus de retarder l’échéance avec des intrigues amenées à se résoudre sur une très longue durée (l’apocalypse qui se prépare au nord du Mur, l’éclosion puis la croissance des dragons de Daenerys, l’apprentissage d’Arya, dont les aptitudes au combat seront déterminantes à la toute fin de la série, etc.), la dissémination géographique dont elle fait preuve lui permet surtout de façonner une imposante fresque chorale, aussi étalée dans le temps que dans l’espace. Cette tendance à la multiplication des décors est figurée dès le générique. Dans une reconstitution du monde de la série à l’échelle d’une carte dynamique, plusieurs travellings viennent relier les espaces et les bâtiments qui sont amenés à être traversés ou visités. Ces lieux prennent la forme de miniatures qui se construisent sous nos yeux, telle une maquette 3D, annonçant une série qui s’attache à simplifier son monde pour n’en garder que la partie considérée comme essentielle. Il faut noter que ce générique vient figurer ce que la série n’est jamais parvenue à mettre en scène durant ses huit saisons : malgré une intrigue rythmée par la conquête, l’exploration ou l’expansion géographique d’une menace, les distances et les espaces ont toujours été maintenus à l’état de données abstraites ou imprécises, aussi malléables que relatives. Par ailleurs, cet éparpillement narratif s’accompagne d’une vision d’ensemble que l’on pourrait poser, comme précédemment évoqué, sur une carte, une maquette ou un plateau de jeu. Ce regard surplombant se traduit par un montage omniscient, qui ne laisse que peu de place au hors-champ ou à l’ellipse dès qu’il s’agit de suivre le cap d’un personnage jugé digne d’intérêt. Alors même que les distances colossales de la série viennent a priori séparer ses figures les unes des autres (et repousser l’éventualité de leur rassemblement sur 73 épisodes), le montage parallèle de Game of Thrones passe ainsi d’un personnage à un autre sans jamais que la distance qui les sépare ne soit pleinement figurée. Si les plans s’enchaînent par-delà les frontières et les distances, l’agencement qu’organise le montage participe aussi d’une homogénéisation qui gomme leur diversité. Qu’il s’agisse des Marcheurs Blancs au Nord du Mur, des petites cités médiévales boueuses du centre de Westeros ou des villes majestueuses des contrées désertiques d’Essos, le penchant emphatique de la mise en scène vise à uniformiser les particularités spatiales et plastiques par l’usage récurrent de plans rapprochés sur les visages. L’arrière-plan est réduit à une surface plane et floutée, et les expressions faciales et orales des interprètes priment sur le monde dans lequel ils évoluent. Rien d’étonnant à ce que les quelques panoramas de la série n’aient pour seule fonction que de réaffirmer la spatialisation d’une action, les espaces étant réduits à des toiles de fond.

Des unions
La grande limite de la série tient à ce qu’elle fait des distances et des localisations ses principaux ressorts dramatiques, tout en abolissant dans le même temps les disparités spatio-temporelles. La trajectoire des trois figures principales qui composent la fratrie des Stark est à ce titre significative. Occupant tous les trois Winterfell lors du premier épisode de la série, Jon Snow et ses (supposées) demi-sœurs Arya et Sansa sont envoyés aux quatre coins de la carte, avant d’être à nouveau réunis, huit saisons plus tard, pour le couronnement du nouveau souverain des Sept Royaumes. Un dilemme diplomatique les contraint cependant à se séparer et ils se retrouvent une énième fois éparpillés. Jon Snow se met en route vers le Nord aux côtés des sauvageons, Sansa devient Reine de Winterfell et Arya prend la mer en direction de terres inexplorées à l’Ouest de Westeros. S’ils sont spatialement éloignés, une ultime séquence en montage alterné vient toutefois juxtaposer leurs trajectoires respectives et signifier par la musique, la découpe et leur commun mouvement vers l’avant, cette finalité comme un accomplissement collectif. De sorte que leur désunion géographique s’accompagne de leur réunion par le montage.
Ce relativisme spatial et temporel n’a pas pour seule conséquence que de gommer la spécificité des trajectoires ou d’annuler les effets de séparations et d’éloignement : il vient aussi ternir l’émotion recherchée par la veine soap de la série. À ce titre, l’exemple le plus flagrant se trouve dans les nombreuses embrassades qui jalonnent une grande partie de la huitième saison. Dans la mesure où les distances sont relatives dans la série, les retrouvailles et adieux, qu’ils soient amicaux ou amoureux, perdent toute leur charge émotionnelle. Dans cette optique, la série ne pouvait que se conclure sur un terrain d’entente, un « compromis ». Soit un au-revoir de plus à ajouter à la longue liste des inconséquentes séparations ou retrouvailles qui auront rythmé huit saisons d’une série aussi monumentale que limitée.