Les deux épisodes spéciaux d’Euphoria sortis respectivement mi-décembre 2020 et mi-janvier 2021 sont passionnants en cela qu’ils sont en partie construits contre la plupart des éléments formant jusqu’ici la très agaçante identité formelle de la série. Centrés chacun sur un personnage (Rue dans Trouble Don’t Last Always, Jules dans F*ck Anyone Who’s Not A Sea Blob), ils se passent non seulement de la voix-off geignarde et caustique de Rue (Zendaya) – dont le caractère omniscient produisait parfois une puérile distance méta –, mais aussi du montage choral organisé comme un clip dans le but de créer des points de convergence pas toujours justifiés (notamment entre des scènes traumatiques et des scènes de fête) et de la volatilité de la caméra. La saison 1 était traversée par tant de travellings circulaires et de plans invraisemblablement alambiqués qu’il devenait difficile de penser à autre chose qu’au steadicamer en train de courir à droite à gauche.
La rupture opérée par Trouble Don’t Last Always est extrêmement nette. Rue et Ali, son parrain des Narcotiques Anonymes, discutent dans un diner vide le soir du réveillon, pour une longue scène découpée en champ-contrechamp et en plans fixes. Si un tel renversement esthétique donne l’impression que Sam Levinson veut prouver quelque chose (le dialogue n’évite d’ailleurs pas le radotage, comme s’il était artificiellement gonflé), l’expérience de la durée fait énormément de bien à la série. Le ralentissement du tempo permet d’accéder enfin à la réalité tangible de la vie du personnage, dont l’angoisse existentielle et la dépression étaient jusqu’alors racontées, mais jamais réellement éprouvées. En laissant percevoir un mal-être dilué, la prestation de Zendaya, un peu trop généreuse en mimiques excessivement détachées, parvient à capter, malgré ou plutôt grâce à sa fragilité, ce sentiment que recherche la série depuis le début : la détresse autocentrée d’une génération, les millenials. Ali n’arrête pas de rabâcher à Rue qu’elle n’a pas assez vécu pour avoir le droit de se croire condamnée, ce à quoi elle répond à chaque fois par de grandes formules pompeuses, avec toujours beaucoup de sérieux. La scène musicale au cœur de cet épisode se démarque alors, par sa rupture esthétique à l’intérieur de la rupture esthétique, de toutes celles qui peuplaient la première saison. Ali sort fumer et passer un coup de téléphone, tandis que Rue reçoit un message de Jules, qui lui envoie une chanson de Moses Sumney (« Me in 20 years ») en lui écrivant qu’elle pense à elle. Rue met donc ses écouteurs, et la musique emplit la scène. Levinson renoue subrepticement avec le montage parallèle, mais avec une élégance inédite, pour relier simplement l’intérieur et l’extérieur sur la sublime voix du crowner mélancolique. Entre le mutisme de Rue seule à table et l’appel conflictuel d’Ali avec sa famille qu’il n’a plus le droit de voir, Levinson parvient à toucher du doigt une forme de lien organique et émotionnel entre différents personnages écorchés, ce à quoi la série aspire depuis le début.
Les lois de l’euphorie
D’une manière peut-être plus conventionnelle, F*ck Anyone Who’s Not A Sea Blob poursuit le geste de l’épisode précédent. Depuis le canapé d’une psychologue de East Highland (la ville fictionnelle de la série), Jules (Hunter Schafer), de retour après une fugue, retrace le chemin parcouru par son personnage tout au long de la première saison. Un gros plan de son œil ouvert sur lequel s’impriment numériquement des images de la série figure de manière saisissante la bascule de point de vue opérée par l’épisode. Le ridicule guette cette idée grandiloquente, mais le plan vaut mieux que son aspect démonstratif si on le prend comme une incarnation ludique des « previously on… » presque totalement disparus de la télévision américaine à l’ère du binge-watching. La parole du personnage se déploie ensuite d’une façon inédite, notamment sur sa transidentité (l’actrice a d’ailleurs coécrit l’épisode, laissant supposer une part autobiographique), mais alors que nous voyons Jules pour la première fois sans maquillage (elle est d’habitude impeccablement fardée avec mascara, eye-liner et paillettes de toutes les couleurs), comme si Levinson faisait à nouveau la promesse d’un dépouillement stylistique, le montage de la série retourne à ses démons et empile au bout d’un moment flashbacks et scènes fantasmées ridicules accompagnées par un jukebox qui ne s’éteint jamais. L’épisode aurait pu être un beau miroir du précédent, et il y parvient malgré tout à certains endroits (notamment celui des derniers plans : zoom avant sur Rue en décembre, zoom arrière depuis Jules en janvier), mais Levinson a encore une fois le don de s’auto-saboter dans son éparpillement juvénile. Reste que ces deux épisodes sont de loin les plus aboutis d’une série qui réussit l’exploit d’être à la fois l’héritière d’une perdition à la Bret Easton Ellis et le rejeton de cette même esthétique MTV qu’a si souvent brocardée l’auteur californien. Si l’on peut espérer, dans l’attente de la saison 2, que le relatif équilibre de ces specials ne constitue pas seulement une heureuse parenthèse pour Euphoria, la sortie de Malcolm & Marie il y a quelques jours sur Netflix laisse malheureusement peu d’espoir.