Les quatre saisons de Nathan for You (2013 – 2017) ont fait de Nathan Fielder un comedian aussi insaisissable que génial dont le nom reste encore un secret d’initiés. Cette série documentaire parodiant un certain type de télé-réalité (celui des émissions dans lesquelles un animateur vient aider un participant à « améliorer sa vie » – par exemple, en rénovant sa maison) lui a permis de développer une forme comique singulière. Accompagné de son authentique diplôme d’une école de commerce canadienne (obtenu avec de très bonnes notes), l’acteur-animateur vient y parasiter le quotidien de patrons de petites entreprises en les aidant à trouver le succès grâce à des idées farfelues ou parfaitement stupides. L’étrange système qu’il y a perfectionné au fil des épisodes pourrait être défini comme l’inverse d’une caméra cachée : il piège certes des individus en les confrontant à des situations improbables, mais la condition de ce piège est précisément la présence affichée de la caméra et la participation au tournage d’un TV show. Autrement dit, c’est grâce à la caméra que toutes les idées de Fielder sont envisagées sérieusement par les protagonistes. « C’est de la télévision, après tout », semblent signifier leurs regards éteints lorsqu’ils acceptent à demi-mot l’une des propositions de Fielder. L’humour de Nathan for You trouve en partie sa source dans son jusqu’au-boutisme et sa logique de crescendo : face à chaque obstacle placé sur la route des différents plans débiles visant à faire marcher un commerce, le comédien choisit toujours la solution la plus drôle et la plus absurde. L’énergie déployée pour construire d’immenses châteaux de cartes n’était pourtant qu’un avant-goût du gigantisme de The Rehearsal, série autrement plus dépensière et fière de l’être, dont le premier épisode constitue d’une certaine manière un aboutissement de la mécanique comique de Nathan for You.
Il faut déjà présenter son alambiqué concept : comme d’habitude, Fielder publie des annonces sur Internet pour trouver des inconnus, dans le but, cette fois, de leur permettre de répéter à l’avance des situations qu’ils sont potentiellement amenés à vivre dans un futur proche. Le premier volontaire (devrait-on dire cobaye ?), Kor, est un passionné de quiz de culture générale (il ne rate jamais Jeopardy !), exercice auquel il se frotte dans des soirées pour amateurs. S’il participe à l’émission, c’est pour se préparer à une échéance délicate : avouer à une partenaire de jeu qu’il a menti sur son parcours universitaire afin de paraître plus diplômé qu’il ne l’est réellement. La rencontre de cet enjeu minuscule avec les immenses moyens déployés est irrésistible : Fielder fait construire à l’identique le bar dans lequel aura lieu la confession, engage une actrice pour espionner l’amie de l’homme et l’imiter lors des répétitions, prépare une infinité de scénarios sur la manière dont la soirée pourrait se dérouler, etc. Il serait dommage de dévoiler toutes les étapes de cette préparation tant certaines dépassent l’entendement, d’autant plus que c’est de leur accumulation que naît le comique si caractéristique de Fielder. Kor n’a plus qu’à se laisser porter par la machine afin de parvenir au bout du compte à proférer cette invraisemblable vérité qui le hante : « my whole educational status has been a scam ».
Nathan against you
Le spectre farcesque et bas du front de Nathan for You disparaît cependant au fil des épisodes, remplacé par la seule étrangeté de l’entreprise. Angela, une chrétienne fondamentaliste sur les bords, veut s’essayer au rôle de mère avant de réellement fonder une famille. Ni une, ni deux, une immense maison en Oregon devient le décor grandeur nature de l’expérience, où Angela vivra plusieurs semaines en compagnie d’Adam, son fils fictionnel, incarné par une multitude de comédiens différents. À intervalles réguliers, un jeune acteur laisse la place à un autre, plus âgé, afin que le dispositif puisse couvrir en peu de temps toutes les étapes de la maternité. Échouant d’abord à enticher Angela d’un homme pour compléter le tableau familial, Nathan lui propose de la rejoindre pour jouer le père. Petit à petit, cette situation précise prend plus de place que les expériences annexes de la série, au point que dans l’ouverture de l’épisode 5, Fielder annonce de son imperturbable voix-off qu’il se concentrera uniquement sur celle-ci. Soudainement, les blagues cessent et Nathan délaisse son costume de provocateur discret : le concept de la série devient son unique et vaste plaisanterie, les lubies des participants n’ayant désormais plus besoin d’être amplifiées pour que rayonne leur caractère aberrant. Si le geste du comédien rappelle alors celui d’un documentariste qui adopte une position en retrait, cherchant à influencer le moins possible les micro-événements qu’il enregistre, il ne faut pas se leurrer sur la noblesse de ses intentions. Devenu entretemps le personnage principal de sa série, il s’avère incapable de s’empêcher tout à fait d’en tirer les ficelles. Angela, ainsi que l’actrice qui l’incarne lors d’une énième mise en abyme, ne manqueront pas de le lui dire : sous couvert d’œuvrer pour le bien de la série, Fielder se révèle être un sacré manipulateur doublé d’un égoïste.
Menteur menteur
« The situations are funny but interesting too ! », se défend Fielder lorsqu’on l’accuse de mener en bateau les participants de l’émission afin de se moquer d’eux. La place qu’il occupe dans The Rehearsal, en tant qu’acteur-réalisateur-producteur-personnage, est celle d’un démiurge dont l’autodérision prend progressivement une forme autodestructrice. En ne cessant d’encercler les personnages de caméras, le comédien se rend compte peu à peu qu’il joue un jeu dangereux. Abandonné à deux reprises par des « sujets » prenant conscience qu’il constitue le réel objet de l’émission, Nathan affronte le contrecoup de son hubris dans le dernier épisode. L’un des enfants acteurs incarnant Adam n’a pas bien compris la nature du jeu auquel il se livrait dans la maison, au point qu’il envisage désormais Nathan comme son père de substitution, y compris après la fin du tournage, et continue à l’appeler « dad ». Sa vraie mère, avec qui il vit seul, n’arrive pas à lui sortir cette idée de la tête. Pour la première fois, Nathan va tenter de sincèrement réparer les dommages qu’il a causés. Bien sûr, il y voit aussi une ouverture pour organiser une ultime répétition absurde et vertigineuse, mais les scènes le plaçant face à l’enfant sont désarmantes de vérité et de simplicité. Il trouve enfin quelqu’un à qui il ne peut mentir, et malgré l’impassibilité qui le caractérise, la candeur de l’enfant l’ébranle. Le voilà tombé dans un piège qu’il a lui-même tendu : son ego et la bizarrerie de ses ambitions en ont fait le personnage le plus tortueux de The Rehearsal, un homme pas vraiment sympathique, dont l’obsession du malaise, sur laquelle repose son génie de la cringe comedy, l’a transformé en méchant de sa propre série. Il n’y aura pas de rédemption par les larmes, comme la dernière scène semble d’abord l’annoncer. À la place, Nathan termine sur un petit gag de mauvais goût : il se lève et s’éloigne, le pantalon légèrement baissé, laissant apparaître le haut de sa raie des fesses. Accident ? Aveu qui sème le doute sur l’authenticité du trouble de Fielder ressenti devant cet enfant sans père ? Énième tentative d’explorer davantage le continent de l’embarras ? Une chose est sûre, ces six épisodes étranges et tendancieux font déjà de The Rehearsal une grande série immorale. Elle est aussi très drôle.