Une casquette Make America Great Again. Un éloge insuffisant. Un vagin « enchanté ». Un sosie d’Harvey Weinstein. Une précieuse carte de stationnement handicap. Un jet privé en surcharge pondérale. Avec sa saison 10, Curb Your Enthusiasm (titre original que l’on préfèrera à sa version française, Larry et son nombril) revient à son meilleur niveau après la déception relative du précédent cru. Ceux et celles qui seraient tentés de mettre à profit le confinement pour découvrir cette série télévisée, qui fête ses vingt ans de diffusion, y sont vivement encouragés : son rire grinçant a des vertus thérapeutiques par les temps qui courent, et son personnage principal, germaphobe et adepte de la distanciation sociale avant l’heure, apparaît comme le guide idéal pour survivre à la pandémie en cours. On y suit les tribulations quotidiennes d’un comédien à succès, Larry David, déjà l’auteur, avec Seinfeld, d’une œuvre quasi autobiographique tirée de ses années à glandouiller avec ses amis dans un appart de Manhattan. Dans Curb, loin de se contenter des casquettes de show-runner et de principal scénariste, David interprète son double à peine fictionnel, un misanthrope juif new-yorkais en butte à la bienséance régissant le milieu de nantis qu’il parasite depuis son installation à Los Angeles. L’obstination avec laquelle le septuagénaire enfreint le protocole cher à ses semblables n’a rien de pernicieux, pas plus qu’elle n’est le fruit d’une maladresse incurable. Elle ne découle pas davantage d’une volonté de subvertir la classe dont il est un membre éminent. Non, elle tient à une conception ô combien tatillonne de l’éthique, consistant à soumettre les usages en vigueur à une praxis radicale, laquelle finit fatalement par se retourner contre lui.
Ma petite entreprise
Ce retour au sommet semble lié à la décision d’extraire partiellement Larry de son écosystème de nouveaux riches pour le placer sur la route de Mocha Joe (Saverio Guerra), un cafetier croisé dans la saison 7. En l’espace de quelques minutes, Larry lui reprochera, entre autres, de méconnaître la différence entre un scone et un muffin, une controverse appelée à être l’un des fils conducteurs de la saison. Banni des lieux à vie, Larry décide d’ouvrir dans le local voisin son propre établissement, qui répliquera à l’identique celui de son rival, à ceci près que les tables n’y seront pas bancales et le café perpétuellement chaud. Avec Latte Larry’s, il lancera malgré lui la mode des « spite stores », ces magasins tenus par des célébrités dans le but de contraindre à la fermeture des concurrents ayant eu le malheur de décevoir leurs attentes – on l’a compris, tout est ici affaire d’étiquette. Les mots par lesquels Larry annonce publiquement sa vengeance – « As God is my witness, I will bring you to the brink of extinction, or I will die trying ! » (« Dieu m’est témoin, je vous pousserai à l’extinction, même si je devais en mourir ! ») – relèvent de l’imprécation biblique. Le contraste entre la théâtralité de sa déclamation et la frivolité des enjeux n’est pas simplement hilarant : il est riche d’enseignements sur l’étroite relation que continue d’entretenir l’humour juif avec la notion de ressentiment, présente dès la Genèse avec le fratricide d’Abel par Caïn.
Une affaire personnelle, voilà d’emblée l’impression que donne cette saison 10, rejouant sur le mode d’une fable entrepreneuriale contrariée les frictions intercommunautaires entre le Juif, l’Italien et le Noir aux États-Unis. Larry est en effet toujours affublé de son acolyte Leon (J.B. Smoove), un hustler afro-américain au bagou irrésistible, qui a élu domicile chez lui après que son ex-femme, Cheryl (Cheryl Hines), l’a convaincu d’héberger une famille néo-orléanaise déplacée par l’ouragan Katrina (saison 6). Si les Blacks (c’est bien leur nom) sont repartis depuis longtemps, Leon est resté, colocataire à vie de Larry après le divorce du couple David. Leurs conciliabules délirants sur les sujets de conversation les plus absurdes – des mérites de leurs couleurs de peau respectives à la meilleure manière d’organiser un carnet d’adresses – résonnent comme les délibérations de deux mauvais génies de l’Amérique blanche. Et leur entente en dit long sur l’impossible assimilation de Larry, éternel New Yorkais exilé à Los Angeles, qui préfère la compagnie interlope de Leon à celle de ses pairs.
Malgré sa fortune et son statut social, le vieil atrabilaire n’a pas fondamentalement changé de mode de vie ni d’optique, traitant à part égale chacun de ses antagonistes sans distinction de classe, qu’il s’agisse d’un chirurgien, d’une prostituée ou d’un aveugle. Le dénouement expiatoire de chaque épisode, qui voit un châtiment s’abattre sur notre antihéros, l’autorise à toutes les transgressions, en poussant dans ses derniers retranchements l’idée même d’autodérision : le personnage actualise la figure du schlemiel, un idiot dans le folklore yiddish, dont George Costanza était l’incarnation antérieure dans Seinfeld. Pire que le schmuck, toujours susceptible de s’améliorer, le schlemiel se situe au-delà de toute rédemption, ce qui fait de lui le parfait moraliste de cette époque si prompte à sanctionner les écarts de conduite. Dans le tout premier épisode de la saison, Cheryl, qui vient de tromper son nouveau partenaire avec son ex-mari, ne se console-t-elle pas de cette infidélité en avouant à Larry que coucher avec lui est à ses yeux un acte de supériorité morale ? « I’m not perfect, but at least, I’m better than you », lui confie-t-elle sur l’oreiller.
Les deux font la paire
À tout schlemiel, il faut son schlimazel. Depuis le début de la série, le comédien Richard Lewis endosse ce rôle de malchanceux, qui fait systématiquement les frais des agissements de Larry, son « Jewish pupett master », avec des conséquences désastreuses sur sa vie sentimentale. Le schlemiel n’est pas nécessairement stupide. Mais ses névroses se traduisent ici par des ergotages qui puisent directement à la rhétorique du pilpoul, une casuistique tombée en désuétude dans le judaïsme contemporain. C’est que Larry, Juif séculier s’il en est, se prévaudrait presque d’une autorité rabbinique pour démontrer les torts d’autrui, par exemple en décrétant que les vœux de bonne année ne peuvent être souhaités que dans un délai de trois jours passé le 1er janvier. Cette obsession toute talmudique des « règles non écrites », qu’il présente comme tacitement admises de tous, suscite régulièrement la réprobation de ses partenaires de golf ou de poker. « Stop lecturing the world on your point of view ! », s’exaspère Lewis devant un énième pinaillage.
Après le droit de blasphème dans la saison 9, #MeToo fournit à son tour une storyline attendue, avec une plainte pour harcèlement sexuel qui met davantage en cause les excentricités de Larry que des abus avérés. L’appropriation de cette actualité sociétale se fait avec plus ou moins de bonheur ; qu’on songe à cette saynète un peu lourdingue de tutoriel du consentement mutuel. C’est lorsqu’elle renonce au commentaire trop littéral que l’écriture retrouve toute son acuité, en se logeant dans les détails les plus triviaux de la vie quotidienne. Chaque dialogue est lesté d’un enjeu métaphysique, comme l’illustre ce pacte de réciprocité que concluent Larry et ses amis autour d’une partie de cartes pour cesser de se fréquenter si l’un d’entre eux venait à être atteint d’un cancer. La finesse des répliques, improvisées sur le tournage à partir du canevas offert par les scénaristes, est servie par un jeu dont l’expressivité confirme le tournant burlesque pris par la série – à l’évidence sous l’impulsion du style de J.B. Smoove. Un retour à la saison 1 permet de mesurer le chemin parcouru par Larry David, l’acteur, passé d’un registre passif-agressif à celui d’un comique grimacier en pleine possession de ses moyens. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la séquence au cours de laquelle Larry et Leon zozotent comme un seul homme après s’être cassés chacun une dent en croquant dans des fruits artificiels. Une hypothèse confortée par l’épisode 8, qui introduit la guest star Jon Hamm, invité à étudier Larry pour les besoins d’un rôle inspiré de son personnage, suivant la grande tradition de la Méthode. Sa performance est d’autant plus étonnante que les deux hommes ne se ressemblent en rien. Leur jumelage opère pourtant, grâce au transfert minutieux d’une gestique et de maniérismes désormais suffisamment distincts pour donner naissance à un double à part entière. « You have turned into Larry », se désole Cheryl. Consécration ultime pour notre dialecticien revêche, en guerre contre les mœurs d’une Amérique qui n’a d’une civilisation que le vernis.