Absent des salles françaises depuis Mary en 2005, Abel Ferrara réapparaît aujourd’hui sur nos écrans avec Go Go Tales (film dont la production remonte tout de même à 2007), récit d’une nuit prenant place dans un cabaret d’effeuilleuses baptisé le « Paradise ». Entre la description des ennuis financiers du gérant de la boite et la peinture facétieuse de la faune qui fréquente cet endroit, Ferrara livre un film pudiquement autobiographique, peuplé de souvenirs et de rêves perdus, qui traite de la difficulté à subsister dans le monde du spectacle.
Ferrara est sans doute, malgré la relative inégalité de ses œuvres, une des figures les plus éclatantes du « cinéaste survivant » qui, malgré les revers financiers et les infortunes, continue coûte que coûte à faire des films, quitte à y laisser sa peau. Depuis ses succès critiques ou publics du début des années 1990 (The King of New York, 1990, et Bad Lieutenant, 1992), la carrière de Ferrara ressemble à un tour de montagnes russes : entre grands rendez-vous manqués (Body Snatchers, 1993, ou The Blackout en 1997), succès d’estime (Nos funérailles, 1996) et films ignorés (New Rose Hotel, 1998), le cinéaste américain continue pourtant de tourner avec une régularité déconcertante, poursuivant toujours ce même rêve de cinéma qui l’habite depuis ses débuts. C’est un peu, quelque part, par ce bout que se présente l’histoire de Go Go Tales et de Ray Ruby (Willem Dafoe), gérant d’un club de strip-tease dans le sud de Manhattan. Le Paradise est un cabaret qui fait du rêve charnel un spectacle, en même temps qu’il est un lieu presque anachronique, amené à disparaître du fait des nouvelles habitudes de ses clients. Les cadres viennent s’y détendre en sortant du boulot, mais disparaissent à la nuit tombée pour prendre le dernier train de banlieue et rejoindre leur famille. Et pourtant, la fête ne s’arrête jamais totalement, avec l’espoir de voir débarquer du monde, et ces quelques nouveaux clients asiatiques ou mafieux du coin qui s’abandonnent durant de longues heures sur les banquettes du cabaret.
Ce songe d’un lieu idyllique de perdition sans cesse reconduit appartient autant à l’idéalisme de Ferrara, par sa pugnacité à tracer contre vents et marées son propre sillon cinématographique même dans le plus extrême dénuement financier, qu’à ses personnages qui, de la suite luxueuse du King of New York au New Rose Hotel, se lovent dans des cocons à l’envers bien souvent cauchemardesque, comme soumis à une fatalité qu’ils ont eux-mêmes déclenchée. Dans la splendide ouverture de Go Go Tales, Ray Ruby est un homme allongé dans le canapé de son bureau, rêvant éveillé au son d’une musique céleste de la splendeur de son entreprise, qu’il tente par tous les moyens de maintenir à flots. La machine tournerait presque sans lui – il faut voir comment Ferrara met en scène la litanie incessante des numéros, étire la durée des chansons comme une rengaine sans fin – si ce n’est qu’elle menace à tout moment de se gripper, à cause d’une propriétaire récalcitrante ou de danseuses qui brandissent un droit de grève afin de toucher leurs salaires. Mais Ray Ruby, tout sourire de façade, temporise, préserve les apparences, avec une volonté presque irresponsable de tenir la baraque en espérant que les billets de loterie qu’il achète de manière compulsive lui permettront de toucher le gros lot.
Ferrara déploie sa mise en scène sur un principe de circulation entre les différentes strates du cabaret (la scène/la salle/les coulisses), s’organisant autour des déplacements des nombreux personnages, ainsi que par la recherche du ticket gagnant de loterie perdu dans l’une des « planques à fric » de l’établissement. Le fonctionnement marginal du club est ainsi démonté comme une mécanique dont les rouages sont essentiellement constitués par l’humain, et donne l’occasion à Ferrara de brosser toute une galerie de personnages. Car c’est aussi le bel enjeu du film, que de réussir à recueillir les trajectoires de chacun et leurs petites histoires personnelles, dont le fond anecdotique constitue la judicieuse cohérence de la narration. L’utilisation du plan-séquence y trouve une place harmonieuse, articulant dans le même champ les différents niveaux du récit afin de réussir à saisir l’élan de poésie décadente du lieu.
Cette charmante mécanique peut donc se confondre avec l’organisation et le développement de toute entreprise du spectacle, par son aspect collectif et éphémère, avec l’idée que ce qui est montré ici peut à tout moment représenter les derniers soubresauts d’un univers qui se meurt. Que ce soit par le biais d’une touchante séquence mélancolique, où Ruby fête en chanson les louanges des différents attraits des danseuses comme un rappel sincère de leur importance, ou par un oubli de texte sur scène, Ferrara met en exergue le possible effondrement de cet univers sans jamais s’appesantir ou tomber dans le dithyrambe obséquieux. Car le pari de Go Go Tales est de toujours rebondir sur ces signes mortifères dans un élan de vigueur qui fait le prix de sa propre survie. Ferrara a pu le prouver en d’autres circonstances, c’est un cinéaste qui a du cœur. Et même s’il met dans la bouche de son personnage principal et alter ego que « les gens adorent voir les autres se planter », c’est tout un rêve de chance qu’il dépose tel un linceul sur son film, comme un souhait à l’adresse de tous et pour les années à venir.