Rendez-vous était donc pris avec Abel Ferrara dans un hôtel parisien pour réaliser cet entretien. Quelque peu fébrile à l’idée de rencontrer un réalisateur à la réputation sulfureuse, j’avais préparé le terrain minutieusement, bien décidé à ne pas me laisser déborder par la fougue du réalisateur américain. Mais il s’avère que mener un entretien avec Abel Ferrara, c’est un peu comme jouer au chat et à la souris, sauf que l’on ne sait plus trop au bout d’un moment qui est le chat, et qui est la souris…
J’arrive à l’hôtel dix minutes en avance, Abel Ferrara est assis sur un fauteuil dans le hall et finit de donner une interview. Ambiance feutrée et calme, le réalisateur semble se prêter à l’exercice avec application et un certain plaisir. Pendant que je patiente sur un canapé avec l’attachée de presse du film, celle-ci me confirme que Ferrara va se lancer dans un projet sur « l’affaire DSK », avec Gérard Depardieu dans le rôle de l’ancien dirigeant du FMI. Un brin de conversation qui ne dure pas plus de cinq minutes, et c’est à mon tour d’interroger le réalisateur américain. Ferrara se dirige vers nous et lance à la cantonade un « Who’s next ? », avec cette voix enrouée et cet accent si particulier qui sont les siens, me serre vivement la main et m’entraîne vers la sortie de l’hôtel. Las du calme monotone du hall de l’établissement, Ferrara m’indique qu’il aurait bien besoin d’un café, ce qui semble logique puisqu’il est arrivé la veille de New-York et n’a fait qu’enchaîner les interviews depuis. D’un pas décidé et malgré le froid, il traverse la rue et opte pour le bar PMU du coin, dont l’atmosphère chaleureuse et bruyante semble bien mieux convenir au tempérament du cinéaste. Un peu pris de court mais certainement amusé par le tour que prend la situation, j’allume mon dictaphone en priant pour que la conversation soit audible pendant qu’il commande deux cafés. C’est ici que démarre cet échange iconoclaste.
Je travaille pour un site internet qui s’appelle critikat.com…
Vous avez vu mon site internet ?
Oui, oui je le connais, j’ai pu y voir quelques-unes de vos vidéos.
Vous me donnerez le nom de votre site internet à la fin.
Oui, bien sûr, avec plaisir.
Allons-y.
Go Go Tales, c’est pour moi l’histoire d’un rêve. Celui du propriétaire du club, Ray Ruby (Willem Dafoe), qui est finalement surtout un rêve de survie, de chance…
Oui… Yo… Yo ! Yo ! (Ferrara tente d’interpeller le serveur pour régler l’addition, sans succès. Il me tend le billet et je vais régler la note au bar. Je me rassois.)
Je vous écoute.
Oui, c’est ce que vous voulez, c’est… vous savez… euh… c’est la même histoire pour tous les types qui veulent réaliser des films, faire que les choses adviennent au bon moment… C’est l’histoire de… (Le serveur revient pour rendre la monnaie) vous voyez, les choses que l’on voit dans la vie de tous les jours ne sont pas vraiment ce qu’elles sont. Donc ce rêve, c’est le rêve de tout le monde. Les personnages de ce film, c’est nous. Et le Paradise (le cabaret de Go Go Tales), c’est le Paradise. C’est vraiment de ça que parle mon film.
Donc Ray Ruby, c’est vous ?
Oui.
C’est la première fois que vous vous aventurez vraiment sur le terrain de la comédie…
Vous savez, les films c’est marrant. On cherche toujours à faire de l’humour dans les films. Mais ici, ce n’était pas véritablement intentionnel.
Et pourtant, le Paradise, c’est un petit monde au bord du gouffre, par manque d’argent, et surtout parce que la majorité des clients s’en vont avant la nuit pour prendre le dernier train de banlieue et rejoindre leur famille. C’est, en un sens, une critique d’un mode de vie « petit bourgeois »…
Oui, et de savoir qui sont les gens qui restent jusqu’à deux ou trois heures du matin dans ce club…
Donc vous vous intéressiez plus à la description de la faune qui peuple ce cabaret ?
Oui, ce sont les gens qui vivent dans cet univers… Mais l’histoire, c’est : « trouvons ce ticket de loterie gagnant », la recherche de ce ticket gagnant, vous savez, tout le monde fait ce genre de rêve… C’est comme ici, dans ce bar, il y a des tickets de jeu partout. Moi je ne suis pas accro au jeu, mais je fais des films et je parie toujours sur le prochain. Vous savez, c’est comme Blair Witch, vous le tournez avec 50 000 dollars et vous en tirez 50 millions.
Oui, d’ailleurs on peut considérer que Go Go Tales est une métaphore de la création de n’importe quelle production artistique…
Le film est ce qu’il est, c’est ça la vie. C’est la vie des types qui gèrent ce genre de club. C’est aussi la vie des acteurs qui jouent dans le film, Bob Hoskins, Frankie Cee…

C’est aussi l’histoire de votre vie, avoir de la chance, réussir à monter des films malgré les difficultés financières…
Oui, c’est possible…Vous pouvez me commander une bouteille de Badoit, s’il vous plaît ?
Euh oui… Excusez-moi, on pourrait avoir une Badoit s’il vous plaît ? Merci.
Une BA-DOIT. (il s’amuse, en français dans le texte)
Oui, une BA-DOIT. On peut aussi faire l’interview en français si vous voulez.
(Rires) Ah non, je ne pense pas !
Et ce film, il a été écrit en 2002, tourné en 2007, et il sort seulement maintenant en France. Quel est votre sentiment par rapport à cela ?
Ne serait-ce que le fait qu’il puisse sortir en France suffit à me rendre heureux. (Le serveur apporte la Badoit, c’est une bouteille rouge. Ferrara ne comprend pas pourquoi elle n’est pas verte, et pense que l’on s’est trompé dans la commande. Le serveur lui dit, dans un français que Ferrara ne comprend pas, que cela se rapproche plus du Perrier, et que les bulles sont plus petites. Je lui explique que la Badoit rouge, c’est la même chose que la verte mais en plus pétillant. Ferrara remercie le serveur.)
Donc, (à voix basse, pour moi-même, en feuilletant mes fiches) où est-ce qu’on en était…
Non, mais je suis content qu’il sorte, même si ça avait dû être en 2020. De toute façon, on avait déjà tenté de faire ce film deux fois, c’était un miracle qu’on arrive finalement au bout. À un moment donné, on a même failli le tourner en Italie, car tout ce dont on avait besoin se trouvait là-bas.
C’est donc important pour vous que le film sorte en France. Cela peut-il pour autant avoir une influence sur le montage financier de vos prochains films ?
Je l’espère. À chaque fois qu’on fait un film, on pense déjà au prochain. C’est sûr, j’aimerais que plus de gens viennent voir mes films en salles, mais maintenant il y a internet, le piratage…Je suis sûr que mes films sont tous disponibles en ligne gratuitement.
Oui c’est certain. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Vous savez, quand les pirates sont lâchés…
Parlons un peu des personnages du film. Il y a beaucoup de personnages différents dans Go Go Tales, et vous tournez très souvent en plan-séquence. Comment organisez-vous tout cela ?
On avait un scénario et on avait des acteurs. Plus les acteurs sont bons, plus on peut se permettre d’improviser. Mais on travaillait à partir d’une histoire très spécifique, vous savez…
Mais vous aviez déjà des plans en tête avant le tournage ?
En tournant ce film, l’idée était surtout de suivre les mouvements des personnages, étant donné qu’il y en a beaucoup.
Oui, il y a vraiment une idée de circulation dans votre mise en scène. On passe de la scène au bar, aux coulisses…
Et on voit tout dans le bureau de Ray Ruby, avec ces écrans de surveillance, toutes les actions sont simultanées.
Donc l’idée c’était vraiment de suivre des histoires qui se déroulent toutes au même moment…
Oui, c’est du temps réel.
De toute façon, le film se déroule en une nuit.
Oui, c’est presque comme si ça se déroulait en même temps que vous regardez le film.
C’est comme un reality show alors !
Oui.

D’ailleurs les acteurs jouent de manière très spontanée, très naturelle. Comment travaillez-vous là-dessus ? Les laissez-vous écrire leurs propres dialogues ?
Oui, il y a un scénario auquel les acteurs ont accès, ensuite j’attends d’eux qu’ils s’approprient leurs dialogues et qu’ils en sortent quelque chose. Je ne leur demande pas d’écrire leurs propres dialogues, mais en même temps, quand on a des acteurs comme Hoskins ou Frankie Cee, ce sont des gens qui connaissent ce milieu, qui sont en connexions avec les autres, c’est très spécial de travailler avec eux.
Je pensais aussi à la dernière séquence du film, où il y a un très long monologue du personnage de Willem Dafoe (Ray Ruby). J’ai lu dans une revue que vous lui aviez demandé de le réécrire pour le rendre plus personnel.
Oui, on l’a travaillé ensemble. Ensuite il faut surtout que ces mots sortent de la façon dont Willem a besoin qu’ils sortent. On sait lui et moi qu’il y a une très fine ligne sur laquelle il faut se tenir pour que cela soit exprimé correctement, sur le ton adéquat. C’est compliqué, on ne peut pas juste se mettre sous la lumière et y aller comme ça, on ne peut pas non plus s’en tenir à répéter le texte devant un miroir…
C’est d’ailleurs assez périlleux puisque ce monologue est tourné en un seul plan, et que le personnage passe par différents états émotionnels…
Oui, en regardant cette scène, certains pourront dire que ça sonne faux, que ça a l’air stupide. Ce n’est pas mon opinion. Il parle de ses rêves, de la vie, du monde dans lequel on évolue, de ce qu’on recherche. Le monde, il est là, sous nos yeux, ça ne sert à rien de voir les choses d’une manière négative.
Ce que vous dîtes me fait penser à cette nouvelle génération de réalisateurs new-yorkais, notamment les frères Safdie avec qui vous avez tourné, et qui ont cette manière presque candide de regarder le monde. Vous sentez-vous proche d’eux, de leur travail ?
Oui, ce sont un peu comme mes enfants. Ils savent que je suis dans le coin, on essaie de s’en sortir, de se serrer les coudes. En un sens, je me sens connecté à eux.
C’est donc de ce type de cinéma dont vous vous sentez proche ?
Moi, je me sens proche de cinéastes qui sont passionnés par leur travail, qui sont prêts à vendre leur âme pour faire des films. Ce n’est pas une question de faire de l’argent ou de devenir célèbre, ça n’a rien à voir avec tout ça.
Quel est le dernier film qui vous ait véritablement emporté ?
J’en vois beaucoup, mais je pense que vous ne connaissez pas ces cinéastes. Là je parle surtout de vidéos de trente secondes, comme Sag Your Pants de Hoggin. Vous devriez y jeter un coup d’œil.
Justement, j’ai pu constater sur votre site internet que vous aviez l’air assez intéressé par la possibilité de faire des films de manière économique, avec des petites caméras numériques, le montage par ordinateur…
Oui. (Il sort son iPhone de sa poche.) Ce genre de machines coûtent assez cher, mais vous devriez vous en procurer un. Regardez, (Il filme par la fenêtre avec son iPhone.) on peut zoomer, on peut tout faire. Je suis vraiment à fond dans ce type de nouvelles technologies. Mais si j’ai de l’argent pour faire un film, je choisirais plutôt une pellicule Kodak.
Mais seriez-vous prêt à envisager de tourner un long-métrage avec ce genre de petites caméras, voire même ce téléphone ?
Je ne sais pas. De toute façon, faire un court ou un long-métrage, c’est la même chose, c’est juste la durée qui diffère.
Bon, je crois que c’est à peu près tout. Mes vingt minutes sont largement écoulées de toute façon.
Haha ! (Ferrara me serre la main chaleureusement) Et alors, vous faites quoi dans la vie ? Vous avez fait des études de cinéma ?
Oui.
Où ça ?
(Sur ce, Shanyn Leigh, la compagne de Ferrara, qui d’ailleurs joue dans 4:44 Last Day on Earth, son dernier film présenté cette année au festival de Venise, débarque dans le bar PMU et reçoit un accueil très bienveillant de la part du cinéaste. Après avoir brièvement fait les présentations, Abel Ferrara se lève et lui dit : « Il faut absolument que tu parles avec ce monsieur », puis s’en va. L’ouragan Ferrara est passé et, bien qu’il n’ait pas tout dévasté sur son passage, il laisse l’empreinte chez sa compagne d’un doux embarras et un certain goût d’inachevé pour votre humble serviteur. Qui pourra tout de même se souvenir qu’il a, un beau jour de février, pris un café avec Abel Ferrara dans un PMU de la capitale.)