Golden Eighties, comédie musicale que Chantal Akerman réalise en 1986, prend à bras-le-corps l’artificialité qui fit les beaux jours du genre sous l’égide des cinéastes classiques hollywoodiens. Tourné en studio, le film se déroule quasi intégralement dans un décor unique qui s’apparente lui-même à une devanture factice, puisque l’action se trouve circonscrite à une galerie marchande encadrée par deux vitrines : d’un côté, le magasin de prêt-à-porter de la famille Schwartz, promis à leur impétueux fils Robert (Nicolas Tronc), de l’autre, le salon de coiffure de Lili (Fanny Cottençon), amante de Robert mais également maîtresse de M. Jean (Jean-François Balmer), un gangster local. Entre ces deux pôles reliés par un bar propice à toutes les confessions, Akerman organise une sorte de ping-pong sentimental aux allers-retours rythmés par les transports amoureux.
Ces marivaudages rapprochent presque le film de l’univers des sitcoms, alors émergentes à la télévision française, comme en témoignent les tenues bigarrées et les décors pastels en carton-pâte. Ce monde hors du temps forme presque une prison dorée, festive et asphyxiante, qui enferme ces jeunes damoiseaux rêvant du grand amour. « Juste un petit accident » souhaite Robert, dont le futur apparaît tout tracé dans les pas de son père. Dès la première séquence musicale, les rêves d’ailleurs se trouvent étouffés par le décor : si le chant de Sylvie (Myriam Boyer), la patronne du bar, s’envole vers son amant parti faire fortune en Amérique, elle demeure encerclée par son zinc, sa machine à café et des canettes estampillées Coca-Cola. La plupart des numéros, souvent cadrés en plans fixes, sont empreints ainsi d’un relatif statisme, comme si les sentiments exprimés par la musique demeuraient empêchés.
Passions déçues
Cette sensation d’un univers clos se recoupe avec le devenir mélancolique des personnages. Les parents de Robert, qui refusent que leur fils poursuive son idylle fougueuse avec Lili, ont tous deux connu des inclinations similaires qu’ils ont fini par abandonner : Jeanne Schwartz (Delphine Seyrig) était éprise d’Ely (John Berry), qu’elle retrouve par hasard dans la galerie, tandis que son mari (Charles Denner) évoque la « femme impossible » qui l’obsédait avant qu’il ne reprenne le droit chemin du mariage. Alors qu’il fait le récit de cet amour perdu, le patriarche se voit peu à peu isolé dans le cadre par les rideaux tirés des cabines d’essayages, allégorie des désirs mis sous cloche qui constituent le dénominateur commun des personnages. Ely, vieil américain que Jeanne fréquenta après la guerre, ira jusqu’à compléter les phrases de Sylvie lors d’une discussion à cœur ouvert, comme si tous deux partageaient la blessure d’une passion tue.
Dans la galerie de Golden Eighties, les ardeurs réprimées pour maintenir un vernis de respectabilité sont ainsi nombreuses. « La vie, c’est partout la même chose » dira Jeanne, résignée à rester aux côtés de son mari plutôt que fuir avec Ely, alors que la règle d’or de M. Schwartz, « s’agrandir ou mourir » est prise un temps très au sérieux par son fils Robert, fanatisé par cet impératif de croissance. Pour créer un appel d’air, Akerman vient régulièrement percer cette bulle autarcique par des mentions discrètes au monde extérieur : M. Schwartz peste contre la récession économique qui fait rage au-dehors et Ely évoque les camps de concentration où Jeanne fut déportée. Au détour d’un plan sur une vitrine, un reflet permet même d’apercevoir longuement Chantal Akerman derrière sa caméra, fissurant ainsi jusqu’au vernis de la fiction. La scène finale de Golden Eighties sera enfin l’occasion pour les personnages de sortir de la galerie – et donc, pour le film, de s’extraire des décors en studio –, au moment où Robert décide de suivre l’élan de son cœur. C’est peut-être là que s’affirme la part la plus « moderne » de la cinéaste : il faut quitter le cadre, confortable mais verrouillé, d’une fiction fabriquée de toutes pièces pour espérer peut-être vivre en accord avec ses désirs.