Quel rapport la mise en scène d’Akerman entretient-elle avec l’accident et le hasard ? Tentative de réponse avec trois scènes issues de son œuvre.
Un coin à elle – Golden Eighties
C’est le soir ; la galerie marchande de la Toison d’or, où se déroule l’intrigue de Golden Eighties, ferme ses portes. Mais deux amants, Lili et Robert, jouent les prolongations et se faufilent dans un magasin pour se soustraire à la vue d’éventuels regards indiscrets. Dans ce décor transparent, où chacun peut voir l’autre à travers les devantures des enseignes, il n’y a toutefois pas beaucoup de cachettes pour se bécoter. D’ailleurs, le plan réunissant Lili et Robert trahit la présence d’une voyeuse : Chantal Akerman elle-même, dont on aperçoit le reflet en bas à droite, qui regarde avec tendresse ses comédiens, en mâchant un chewing-gum sur son dolly. Quand les personnages se faufilent hors champ pour s’étreindre, la cinéaste les suit des yeux, avant qu’elle ne croise son reflet, occasionnant par ricochet un drôle de faux regard caméra. Elle pouffe alors silencieusement, probablement parce qu’elle se rend compte alors que la prise accueille désormais ce petit bout de coulisses, mais qu’importe : elle ne se départit pas de son sourire et continue de se regarder, et par extension de nous regarder, par le truchement de la vitre. La porte se referme, fatidiquement (un drame se joue), et pourtant, cette petite suspension devient l’écrin d’un accident allègre. Si le plan dure, c’est aussi pour livrer sans mot dire un autoportrait discret d’Akerman, qui compile involontairement ses deux facettes a priori antinomiques – cinéaste du tourment (la brèche de la porte augure la douleur d’une tromperie) et artiste joueuse, qui s’amuse de sa merveilleuse bévue et la transforme en un petit secret, caché dans un coin, un coin à elle.
Un vertige – La Folie Almayer
Il y a dans La Folie Almayer un plan inouï qui synthétise la part la plus puissante de l’esthétique d’Akerman : une forme d’abstraction proche du cinéma expérimental, jouant sur la latence et la déstructuration des formes, mais qui n’en demeure pas moins le fruit d’une mise en scène hyper millimétrée, comme calculée à la seconde près. C’est la scène qui suit le prologue : accompagné de l’ouverture de Tristan et Isolde de Wagner, la vision d’un fleuve dans une nuit d’encre, semblable à ceux qui composaient quelques minutes plus tôt le générique, fait miroiter un éclat lumineux dont on ne devine pas encore la source. Les petites touches de lueur sont soudainement, dans le bas du cadre, chamboulées pendant quelques secondes par les remous d’un bateau restant hors champ, qui déplace la coulée argentée vers la droite pour la reconfigurer en une série d’ondulations scintillantes. Sensation de vertige : au cœur de ce cadre néantifié, les halos sont autant d’épiphénomènes dans lesquels se noie le regard. Mais voilà que les remous du navire reviennent et recentrent la traînée, avant que la caméra décadre légèrement vers le haut pour révéler son point d’origine – les phares d’un navire à la pointe duquel se tient une silhouette masquée par la pénombre, qui chantonne, sûrement ivre ou délirante, quelques notes d’un air que l’on ne reconnaît pas.
Et le vertige d’être redoublé : Akerman semble avoir attendu suffisamment longtemps pour que l’attention se relâche et s’abandonne aux fluctuations d’une constellation lumineuse pour retourner son plan comme un gant. Non seulement la source de la lumière n’est pas, contrairement à ce que l’on pouvait d’abord croire, la lune, mais le bouillonnement des flots produits par la présence d’un bateau hors champ fait naître le surgissement d’un autre navire, cette fois bien visible, perçant les contours et la noirceur du cadre. Ce qui frappe surtout est la façon dont la cinéaste sculpte ce magma imprévisible de réel (le foisonnement lumineux) par une série d’actions méticuleuses et en même temps minimalistes : deux légères poussées d’un bateau, un décentrage et un recentrage, puis enfin un petit mouvement de caméra ascendant. Hypnotique, le plan l’est assurément. Qu’on ne s’y trompe toutefois pas : il ne l’est pas parce qu’Akerman s’en remet aux oscillations de la nature, mais parce que la cinéaste malaxe d’un geste sûr son bloc temporel, pour inviter à l’étourdissement d’une déprise.
Coupure au noir – News From Home
Déambulation new-yorkaise, News From Home est notamment connu pour un long plan-séquence muet de dix minutes en voiture. L’une des plus grandes fulgurances du film se trouve pourtant juste après cette errance à la douceur presque anesthésiante : sans crier gare, la cinéaste raccorde le ronron urbain de la virée automobile au tintamarre d’une rame de métro, dans la profondeur de laquelle se dessine la suivante. Au centre du plan, surcadré par la plateforme reliant les deux espaces, un homme noir tient une poussette (voir montage ci-dessous). Déjà ballotté par le balancement du métro, le cadre se dérègle progressivement à la faveur d’événements sur lesquels la cinéaste n’a pas la main : alternativement, la seconde rame, puis la première, sont de manière très brèves plongées dans l’ombre par de microcoupures d’électricité. L’homme de la seconde rame est d’abord happé dans la pénombre, puis se détache dans le rectangle de la passerelle lorsque le premier plan est privé de lumière. Ce va-et-vient se révèlera après coup important : par une opération de montage, il deviendra, dans l’économie globale de la scène, le geste d’une prestidigitatrice conditionnant son public au tour de passe-passe qu’elle prépare.
Retour à la normale ; le plan dure un peu, sans fait notable, avant qu’une seconde coupure d’électricité frappe la deuxième rame, puis que l’ensemble du cadre ne bascule momentanément dans le noir, le temps d’une seconde. C’est alors que se produit un événement impossible : si, en apparence, la prise se poursuit sans interruption (les passagers au premier plan sont les mêmes), le quidam à la poussette a quant à lui disparu, remplacé par un homme blanc moustachu qui n’apparaissait pas dans le champ encore une seconde auparavant. Il y a bien entendu un « truc » : le noir total envahissant conjointement les deux rames n’en était pas vraiment un ; jouant sur la dynamique produite par les aléas électriques du métro new-yorkais, Akerman a glissé ici a posteriori un fondu au noir artificiel, pour déstabiliser le spectateur et ouvrir un gouffre à l’intérieur de la séquence. L’effet produit est par ailleurs d’autant plus fort que cette coupe astucieuse intervient après un long morceau livré in extenso. On peut en tirer une leçon : loin de la raideur hiératique qu’on peut parfois lui prêter, la « magie Akerman » repose sur une souplesse de la forme. C’est un cinéma du hasard qui ne doit rien au hasard ; un cinéma résolument moderne, qui s’ouvre à l’imprévu de la captation pour mieux retisser sa matière avec une précision étourdissante.