Focus sur trois films documentaires de Chantal Akerman réalisés entre 1993 et 2002, dont la spectralité irradie de nouveau les écrans.
S’ils ne sont pas les seuls documentaires réalisés par Chantal Akerman, D’Est (1993), Sud (1999) et De l’autre côté (2002) forment à bien des égards une trilogie à part entière dans sa filmographie. Voyages hantés épousant le trajet de quelques âmes errantes, les trois films partagent une démarche et une même attention à ce qui passe, dans tous les sens du terme. Ce sont d’abord les figures hagardes D’Est, désormais orphelines d’un régime qui s’évanouit autour d’elles (le mur de Berlin vient de tomber, et l’URSS avec lui). C’est aussi le trépas de James Byrd Jr., afro-américain assassiné par des suprémacistes blancs dans le sud des États-Unis, dont Akerman refilme le supplice et l’ultime trajet. Et ce sont enfin les dizaines de migrants mexicains traversant la frontière états-unienne dans De l’autre côté, sans savoir s’ils survivront au froid des nuits dans le désert qui les séparent de leur nouvelle vie. Cet horizon du passage s’incarne à travers une esthétique assez radicale dont D’Est pose les fondements. Constitué intégralement de longs plans fixes (souvent en intérieur) et de lents travellings latéraux (plutôt en extérieur), le film combine deux régimes de plan dont l’alternance, en plus d’insuffler une certaine musicalité à un montage assez austère, retranscrit le mouvement du tournage lui-même, qui consiste à voyager, à s’arrêter, puis à reprendre la route pour transiter des vallées les plus occidentales de l’ancien bloc soviétique jusqu’aux cités enneigées de la Russie.
Temps morts
Loin d’épouser une ligne claire, la cinéaste décompose le voyage D’Est en une série de fragments : on ne cesse de s’arrêter ponctuellement, happés par des visages et des micro-événements qui nous échappent en même temps qu’ils s’exposent à nous dans la nudité d’un réel brut, filmé sans ornements. On croirait parfois voir un film de Frederick Wiseman – par ses ambitions quasi anthropologiques (sonder le quotidien d’un groupe de personnes dans un lieu défini) –, mais cadré et monté par James Benning, avec lequel Akerman (en particulier dans sa veine documentaire) partage une forme de clarté paradoxale. Plus les plans sont épurés (une violoncelliste seule sur scène, une route déserte, un champ gelé, ou une ville quasi fantôme à la tombée de la nuit), plus ils gagnent en densité et en opacité. Un travelling latéral dans une gare, aussi simple soit-il, devient par exemple l’écrin d’une multitude de détails et de morceaux de vies qui se mélangent sous nos yeux, à mesure que les corps des passants défilent dans le cadre. Ailleurs, un plan fixe à l’intérieur d’un foyer nous montre un instant d’attente et d’ennui qui prend, par le vide vers lequel tend le regard d’une vieille femme, une dimension métaphysique. La beauté D’Est tient à l’articulation de ces deux types de plan récurrents, qui forment à eux deux une fresque existentielle consacrée au vide désenchanté du post-soviétisme. Que reste-t-il après la chute (du mur et du régime) ? Des silhouettes un brin désabusées qui continuent de vivre, de parler, de manger, de se divertir et de tuer le temps – ce temps qu’Akerman s’occupe, quant à elle, de saisir.
Sud ajoute au dispositif introduit par D’Est deux éléments qui changent quelque peu la donne. Le premier est sa manière de s’ancrer dans un triste fait divers, puisque le film, tourné dans la ville de Jasper au Texas, revient sur les traces d’un meurtre raciste : celui de James Byrd Jr., qui fut enchaîné à un pick-up et traîné ainsi sur quatre kilomètres par deux suprémacistes blanc en 1998. Le second tient dans le choix de recueillir les témoignages des habitants de Jasper, des proches de Byrd et des autorités locales. Avec son intrigue vaguement policière et un sujet plus saillant (le racisme endémique du sud des États-Unis), le film paraît dès lors beaucoup plus discursif que D’Est. Contrairement à ce dernier, dont l’objectif était de donner à voir des fragments arrachés à un réel au bord de la disparition, Sud s’articule autour d’une absence : Byrd n’est plus là et les plans apparaissent hantés par son meurtre abominable, dont le déroulement ne nous est d’ailleurs révélé en détail qu’au bout d’un certain temps. Comme dans Landscape Suicide de Benning, Akerman filme ainsi une série de plans suggestifs, qui évoquent pour la plupart une situation qui s’est tenue par le passé dans le même décor. Articulant toujours plans fixes et longs travellings, la cinéaste documente la vie de la ville avec distance, pour esquisser des tableaux dont le calme et la sérénité apparents permettent de faire rejaillir progressivement la violence sourde qu’ils contiennent. Le cinéma documentaire d’Akerman est un cinéma antinomique : elle filme le calme pour faire ressentir le tumulte, la vie pour peindre la mort, etc. Par exemple, lorsqu’un enfant de Jasper est filmé en train de jouer à la balançoire, le plan se poursuit après son départ afin de montrer les balançoires qui continuent de bouger, comme si un fantôme avait pris la place de l’enfant. La vie et son envers mortifère cohabitent au sein même de la mise en scène languissante d’Akerman, ou bien résonnent et se font écho d’un plan à l’autre, entre un entretien et un mouvement de caméra dénué de commentaires. À la toute fin du film, l’un des habitants de Jasper décrit de manière très explicite la manière atroce dont s’est déroulé le meurtre de James Byrd Jr., évoquant des bouts de chair laissés sur la route qui ont été ensuite encerclés avec de la peinture par la police lors de l’enquête. L’ultime plan de Sud épouse le dernier trajet de Byrd : un long travelling arrière filmé depuis un véhicule, sur la route du meurtre où l’on discerne, ici et là, quelques cercles marqués sur le bitume. Comme la caméra d’Akerman, notre regard a beau ne faire que passer, il restera à jamais marqué par les empreintes d’une tragédie dont filmer les traces suffit à prendre toute la mesure.
L’absence, par ailleurs
Pour De l’autre côté, Akerman passe cette fois la frontière avec le Mexique en vue de suivre des groupes de migrants clandestins en partance pour le pays voisin. Proche formellement de Sud, avec ses plans fixes, ses longs travellings et ses entretiens face caméra, De l’autre côté a pour spécificité première d’exploiter encore plus que son prédécesseur la plasticité singulière de la vidéo (dans la trilogie, seul D’Est a été tourné en pellicule). La texture baveuse des images tournées en DV accentue le flou, en plus d’exacerber les halos et les rayons lumineux, qui fantomatisent chaque plan. Il faut dire que le décor se prête volontiers à l’hallucination spectrale, entre le mur interminable marquant la frontière mexico-américaine et les éclairages froids qui surexposent le désert jusqu’à en percer la nuit noire. Sur un plan plastique, Akerman livre peut-être ici son documentaire le plus beau et le plus impressionnant, en cela qu’il radicalise la dimension mortifère du désert par la texture spectrographique des images numériques. Aussi bien par les entretiens récoltés, où il est question de braver la mort, que par les amples mouvements de caméra, le long de la frontière ou de routes en plein désert dont on ne voit jamais le bout, De l’autre côté est bel et bien un film de fantômes. Ce que confirme un plan tristement visionnaire pour 2002 : celui, aujourd’hui banal, d’un drone filmant en infrarouge un groupe de migrants qui avance laborieusement en file indienne, dans le froid désertique de la zone de passage. Depuis un point de vue surplombant et quasi divin, on a ici le sentiment d’assister à un voyage collectif « de l’autre côté », en l’occurrence vers le monde des morts.
Au détour de l’une des séquences les plus marquantes du film, un spectre en particulier ressurgit. En voix-off, une propriétaire états-unienne décrit la disparition d’une femme de ménage mexicaine, migrante clandestine ayant quitté son nouveau lieu de vie et de travail du jour au lendemain, sans donner de nouvelles. Alors que nous sont décrites sa méticulosité, les différentes tâches ménagères auxquelles elle se livrait chaque jour et sa profonde solitude (en tant qu’exilée, mais aussi en tant que femme), le fantôme de Jeanne Dielman et de sa quotidienneté malade, empoisonnée par l’aliénation et l’absence à soi-même, nous revient en mémoire. Dans ses documentaires les plus radicaux (dont l’expérimental Hotel Monterey, avec lequel ces trois films jettent de nombreux ponts) comme dans la plupart de ses fictions, Akerman aura filmé un monde spectral, peuplé d’individus qui ne cessent de (tré)passer sous nos yeux.