Claire Atherton, qui a monté les films de Chantal Akerman de 1984 jusqu’à sa mort, en 2015, était invitée à présenter une partie de la rétrospective dédiée à la cinéaste lors du dernier festival de La Rochelle. Elle revient avec nous sur le travail de composition des films, la place laissée à l’intuition et le rôle de l’écriture chinoise dans son travail.
Comment décrirais-tu aujourd’hui ta collaboration avec Chantal Akerman ?
Chaque film était comme une aventure, un saut dans l’inconnu. On regardait d’abord les rushes ensemble, et pendant ce premier visionnage, les fondations du film se construisaient imperceptiblement. En montage, on échangeait des mots très simples : on parlait des lumières, des couleurs, des sourires, des contrastes, et surtout du rythme. Chantal avait un rapport organique aux images et aux sons, parfois, c’est sa respiration qui me guidait. On n’aimait ni l’une ni l’autre théoriser ou expliquer, on aimait être là, ensemble, et découvrir en faisant. C’est la force de cette présence commune qui était la base de notre travail. On cheminait vers le film sans tenter de le maîtriser mais en l’écoutant. On le laissait grandir à son rythme, nous guider, nous surprendre.
Pour les films de fiction, il y avait tout de même la contrainte du récit…
C’est vrai qu’il y avait un scénario, mais cela ne nous empêchait pas d’être surprises par le film en train de naître. Je ne considère pas le récit comme une contrainte, mais plutôt comme une base. Le cœur du montage, c’est la recherche du rythme. Quand le rythme est juste, toutes les matières du film s’organisent. On peut sentir les tremblements et les vibrations, les mouvements presque impalpables qui se manifestent à l’intérieur d’un plan et en être ému sans savoir pourquoi. Alors de nouvelles couches de significations apparaissent et complexifient la narration. C’est comme si le film avait trouvé sa pulsation.
Ce serait quoi, pour toi, la pulsation de La Captive ?
Je ne sais pas… Je ne peux pas la définir. C’était de l’ordre de l’intuition.
L’intuition, c’est ce qui précède la pensée ?
Je dirais plutôt que l’intuition est une émanation de la pensée. Le rationnel et l’intuitif sont très intimement liés.
Alors, pour poser ma question autrement, quelles étaient les « intuitions » qui ont guidé le montage de La Captive ? La longue scène de filature qui ouvre le film par exemple, comment a‑t-elle été élaborée ?
Cette scène a été très difficile à monter. Tous les éléments étaient là, mais tant qu’on n’avait pas trouvé la bonne pulsation, elle n’ouvrait pas bien le film, ça ne fonctionnait pas.
Pourquoi ?
J’ai encore envie de dire que je ne sais pas… On le sentait. On a choisi de monter en 35 mm parce qu’on voulait pouvoir projeter les différentes étapes du film sur grand écran au fur et à mesure du montage. À cette époque, si on montait en virtuel, il fallait tirer des copies pour chaque projection et on n’avait pas le budget pour cela. En 35 mm, on pouvait projeter à chaque fois qu’on en sentait le besoin. Voir le film projeté sur un écran nous permettait de le redécouvrir, et de savoir si on était dans la bonne voie. Pendant longtemps, à chaque projection, on se rendait compte que la scène d’ouverture n’allait pas. Elle était soit trop insistante, soit trop courte, elle ne sonnait pas juste, elle n’avait pas trouvé son rythme. Alors on retravaillait. Puis un jour, on a senti que c’était là, c’était parfait. Tout résonnait. On avait trouvé la bonne pulsation. C’est comme un travail de composition musicale.
Tu pensais à quel genre de composition ?
Je ne pensais pas à un genre de composition particulier. J’aime comparer le montage à une composition, parce que j’ai la sensation de tirer et de tisser plusieurs lignes comme si c’étaient les différentes voix d’une portée. Elles ont chacune leur chant, se rejoignent parfois, se séparent, se rattrapent l’une l’autre, se répondent, et c’est de leurs mouvements que naît le film. Certains monteurs disent qu’ils commencent par travailler la structure du film et qu’ils abordent le rythme dans un second temps. Pour moi c’est impossible, ce serait comme dissocier le fond de la forme, la pensée du sensible. Tout est lié.
L’espace et le vide
Parlons de tes débuts ; comment as-tu rencontré Chantal Akerman ?
C’était en 1984. Je travaillais comme technicienne vidéo au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir à Paris. Delphine Seyrig, qui était la présidente du Centre, m’a demandé d’accompagner Chantal pour faire la captation vidéo de Letters Home, une pièce de théâtre basée sur la correspondance de Sylvia Plath et sa mère, dans laquelle elle jouait avec sa nièce Coralie. On est arrivées au théâtre, j’ai installé le matériel, et la pièce a commencé. Chantal cadrait et je faisais le point. Après quelques minutes, elle m’a dit : « Je suis mal placée ; vas‑y, cadre, toi, et je ferai le point. » Je me suis mise à la caméra. Très vite, on s’est aperçues qu’on sentait les mêmes choses en même temps, on avait les mêmes réflexes de cadrage. Il y a eu une osmose immédiate entre nous. À la fin du tournage, Chantal m’a dit qu’elle voulait qu’on travaille ensemble. Elle faisait confiance au moment, à la rencontre. La Captive est d’ailleurs née d’une rencontre avec Paulo Branco au Café de Flore.
Ah bon ?
Oui. Chantal voulait adapter La Prisonnière de Proust depuis longtemps. Un jour elle a entendu Paulo Branco annoncer à la radio qu’il allait produire Le Temps retrouvé. Elle s’est dit qu’elle devrait lui téléphoner, mais elle ne l’a pas fait. L’année suivante, elle l’a rencontré par hasard au Flore. C’est comme ça que le film est né…
Au moment de notre rencontre, j’étudiais la langue et la civilisation chinoise à l’INALCO. J’étais passionnée par cette écriture sans alphabet, qui n’est pas seulement la transcription d’une langue parlée mais qui crée du sens par l’association d’images. Par exemple, le mot clarté est composé du soleil et de la lune, le mot compagnon est composé de l’homme et de la moitié. L’écriture chinoise n’est pas censée décrire le monde, mais en donner une représentation en organisant des liens. Le lecteur est amené à travailler, à interpréter en lisant. Il doit être réceptif et actif. C’est aussi à ce moment-là que j’ai découvert la notion de vide, centrale au taoïsme. Le vide est le lieu où les transformations peuvent advenir, où les liens entre les choses peuvent se créer et rendre possible l’avènement d’un sens. Le vide est très important aussi dans la peinture chinoise. Il bouleverse la perspective linéaire et rend possible une relation entre le tableau et celui qui le regarde. Cette immersion dans l’écriture, la pensée, la peinture et aussi la poésie chinoises m’a plongée très tôt au cœur de la question du rapport entre les images et le langage. Mais à l’époque je ne savais pas à quel point cette pensée nourrirait mon approche du montage, ni qu’elle tisserait les fils de ma longue collaboration avec Chantal.
Monter un film, c’est donc créer des vides ?
Oui, d’une certaine façon. C’est organiser les plans les uns avec les autres de façon à ce que le film soit vivant, ouvert, et qu’il invite chacun à y trouver son espace d’émotion et de pensée.
Dans D’Est, j’ai ressenti cet espace dans la séquence de concert rock sur une place, dans un pays de l’Est – je ne sais pas lequel. J’ai découvert le film récemment et je suis pourtant incapable de me rappeler ce qui vient avant ou après cette séquence.
C’est vrai que c’est une séquence très forte. La première fois que j’ai vu ces gens danser je me sentais si proche d’eux que j’avais l’impression de les connaître. Dans la note d’intention du film, Chantal raconte qu’elle voulait faire un grand voyage en Europe de l’Est, et filmer tout ce qui la touchait de « manière documentaire frôlant la fiction ». Elle ne voulait pas faire un film historique ou social, ni interroger ses propres racines, mais se laisser guider par ce « là-bas » qui l’attirait. Les personnages ne sont pas pris dans un contexte sociologique ou psychologique, mais existent par eux-mêmes, dans l’espace créé par le film.
Ensuite, elle en a fait une installation, comme un autre film.
Ce n’est pas un autre film, c’est vraiment une œuvre différente. Au départ, Chantal a été invitée à réaliser une installation pour un musée de Boston. Elle a accepté et a proposé de travailler sur l’Europe de l’Est, mais elle a voulu faire un film avant. Le projet du musée a pris plus de temps que prévu, et entretemps, Chantal est partie tourner son film, sans plus penser à l’installation. Quelques mois après la fin du montage, elle a été à nouveau contactée par Kathy Halbreich, qui était devenue la directrice du Walker Art Center de Minneapolis, et qui lui a commandé une œuvre. On s’est donc à nouveau retrouvées pour travailler. On a commencé par regarder le film sur deux moniteurs en modifiant le décalage temporel entre les deux images et en cherchant des moments de résonance. Assez vite, on s’est concentrées sur la partie tournée dans la neige à Moscou. On a d’abord composé des groupes de deux images. C’était beau, mais les images étaient enfermées dans un rapport binaire : soit elles étaient en opposition, soit elles étaient en miroir. Alors on a rajouté une troisième image, et on a senti qu’on était sur la bonne voie. On a fabriqué huit triptyques de quatre minutes assez rapidement, dans une sorte d’euphorie. On ne travaillait plus uniquement le rapport des plans les uns après les autres, mais aussi le rapport des plans les uns à côté des autres, en cherchant des interactions et des liens dans l’espace. Il y avait quelque chose d’enivrant, c’était comme si on ajoutait une nouvelle dimension à notre travail de montage.
On a imaginé que les huit triptyques créeraient un chemin que le spectateur pourrait expérimenter. Mais on s’est aperçues qu’il manquait quelque chose : dans un film il y a un début, un milieu et une fin, une tension qui traverse le film. Pour l’installation, on a senti qu’il fallait que la traversée des 24 écrans soit aussi tendue vers quelque chose, qui est devenu un ailleurs. C’est ainsi qu’est née la deuxième salle de D’Est, au bord de la fiction, et que sont apparus les mots. Les premiers mots posés ont été ceux du Deuxième Commandement : (NDLR : « Tu ne te feras point d’idole ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras point… »). Puis Chantal a écrit le texte qu’on a appelé plus tard La vingt-cinquième image. On a enregistré sa voix le lisant, et on a cherché une image. Après de nombreux essais, on a choisi de zoomer dans un travelling arrière de nuit.
Revenons à la pensée chinoise, et particulièrement à la poésie.
C’est une poésie qui n’utilise ni pronoms, ni mots grammaticaux marquant le temps (passé, présent ou futur), ni adjectifs décrivant les sentiments ou les états psychologiques d’un personnage. Les émotions sont suggérées par des matières, des couleurs, des mouvements, des éléments de la nature, des formes, des phénomènes physiques… Par exemple, dans La complainte du Perron de Jade de Li Bai, le premier vers, dont la traduction littérale est « Perron de jade / naître rosée blanche », évoque l’aube, le froid, la solitude. On peut penser à une femme qui attend son bien-aimé, mais on ne sait pas qui est cette femme, et il y a une multitude d’autres interprétations possibles. C’est une poésie très ouverte, comme l’est aussi l’écriture chinoise.
L’énonciation impersonnelle et le refus de la psychologie, ce serait une assez bonne définition du cinéma de Chantal Akerman, non ?
Oui, peut-être. Je ne sais pas… C’est vrai que Chantal était allergique au psychologisme, c’est-à-dire qu’elle fuyait l’explication psychologique des actes et des sentiments. Mais elle fuyait aussi toute explication sociologique ou historique. Son cinéma n’explique pas, il questionne, nous questionne, et atteint ainsi quelque chose que l’on partage tous, de l’ordre de l’essence même de l’être humain. Je ne sais pas si je parlerais d’une énonciation impersonnelle, car cela évoque pour moi quelque chose de froid et de désincarné, or le cinéma de Chantal n’est pas froid, il nous touche dans notre être profond.
Ses documentaires nous sont donnés sans commentaires et sans cartons explicatifs.
Nous n’avons jamais évoqué l’éventualité de commentaires ou de cartons explicatifs. Les films de Chantal n’ont pas besoin d’être « situés ». Ils sont à la fois très ancrés dans les lieux où ils ont été tournés, et en même temps les transcendent. Sud par exemple n’est pas seulement un film sur le lynchage ou l’esclavage des Noirs aux États-Unis. C’est un film sur la violence du monde, et sur la façon dont l’histoire hante les paysages et s’inscrit dans notre regard. C’est un film qui, en dépassant la catégorisation du bien et du mal, en laissant à chaque personnage, même ceux qui prononcent les paroles les plus terribles, un espace de dignité, nous ébranle directement, questionne notre propre regard sur l’autre, et notre rapport à l’humanité. Le cinéma de Chantal est politique, non pas parce qu’il traite de sujets politiques, mais parce qu’il nous met en mouvement. Il nous met directement en rapport avec le monde et avec nous-mêmes.