Simon (Stanislas Merhar) est un jeune homme de bonne famille allergique au pollen. Dans son grand appartement haussmannien en travaux, il vit la plupart du temps reclus avec sa grand-mère et Ariane (Sylvie Testud), sa dulcinée. Cette dernière lui donne du fil à retordre. Le soir, plutôt que de faire l’amour avec elle, il lui suggère de jouer aux dames. À défaut d’être indécente, la proposition s’avère malicieuse. Il soupçonne en effet chez Ariane une attirance sexuelle pour la gente féminine, et plus particulièrement pour Andrée, une amie avec laquelle elle se distrait régulièrement, tandis que de son côté, il est censé consacrer ses journées à étudier Racine. En réalité, Simon n’a qu’une obsession : démasquer le désir d’Ariane. Une obsession qui s’apparente à une volonté de contrôle névrotique, voire pathologique. Que ce soit dans les rues d’un Paris aussi anachronique que ses costumes trois pièces ou dans les couloirs labyrinthiques de son appartement, Simon erre inlassablement à la recherche d’une vérité qui lui échappe.
Simon est un chercheur, doublé d’un manipulateur, s’évertuant sans relâche à cerner son sujet. Celui de La Captive, adaptation à l’écran de La Prisonnière de Marcel Proust, ne dénote pas dans la filmographie de l’auteure de Jeanne Dielman : c’est de nouveau le récit d’une aliénation, de celle qui peut confiner en dernière instance à la folie. À l’instar de son personnage principal, Chantal Akerman observe les intrigantes allées et venues d’Ariane, sa façon de s’absenter et de réapparaître, de mettre une distance ou au contraire de nourrir sa relation amoureuse avec Simon. Plus le film avance et sa quête de savoir s’intensifie, plus le mystère s’épaissit et son angoisse grandit. Loin de subir sa captivité, Ariane en joue. Elle s’acharne à la tendresse et aux mots doux. Les réponses apportées aux incessantes questions de Simon ont la limpidité des détours qui exonèrent. Elle prétend « ne dire rien et ne penser à rien », mais semble n’en penser pas moins. Nul ne sait si, dans sa tour d’ivoire, elle feint l’amour ou s’y résout. Prisonnière, elle n’en demeure pas moins libre et résolument énigmatique : impénétrable. Et Simon en retour de se voir comme un « étranger ».
Les revenants
On connaît l’intransigeance de la cinéaste lorsqu’il s’agit de cadrer ses personnages et de délimiter leur champ d’action. Dans La Captive, l’espace est avant tout mental : chaque personnage est enfermé dans son monde, et la caméra adopte surtout le seul point de vue étriqué de Simon. Filmé de dos dans les nombreuses scènes de filature, ce dernier paraît condamné à suivre en vain les pas d’Ariane. Le personnage tourne en rond comme ses pensées. Sa déambulation est celle d’un lion en cage, incapable de trouver le sommeil (il est insomniaque). Réitération d’une même scène inaugurale (Simon regarde des archives en Super‑8 où il cherche à lire sur les lèvres d’Ariane quelque secret bien gardé), l’ensemble du film accumule les indices qui concourent à renforcer les soupçons du personnage, tout en entretenant une ambiguïté fondamentale : cette image à déchiffrer après laquelle il court n’a peut-être au fond rien d’autre à dévoiler qu’un « je vous aime bien ». Cette quête n’était-elle pas vouée d’emblée à l’échec ? Sur une image – et un film –, toute lecture s’abîme. On peut de fait tourner la chose de bien des manières, multiples et contradictoires. Si Ariane révèle bien aimer Andrée, est-ce à dire qu’elle n’aime pas (aussi) Simon ? Rien n’est moins sûr et La Captive fait de cette indétermination son affaire. À chaque plan, une tension palpable perce à travers le tranchant du regard de la cinéaste (son récit ne compose pas avec les émotions) et la raideur, pour ne pas dire la rigidité presque cadavérique de son personnage principal. Un péril menace, celui de tout perdre à vouloir absolument ne rien céder, et un sentiment d’irréversible travaille progressivement le film. Peu à peu, Akerman érige une dramaturgie qui emprunte aux angoisses symphoniques de Sergueï Rachmaninov (L’île des morts) et à la solennité des tragédies raciniennes.
Dans La Captive, par deux fois au moins, la réalisatrice filme des ombres. D’abord celle de la tête de Simon se projetant sur un écran, au tout début du film, lorsqu’il regarde les images en Super‑8. Ensuite, celles des amants en train de marcher, deux silhouettes semblant danser fugacement sur l’herbe au gré des pas qui les rapprochent ou les éloignent. L’ombre est inséparable des corps et, en ce sens, les fantômes en sont dépourvus. Avec La Captive, Akerman raconte moins l’histoire de fantômes que de revenants. Vertigo est d’ailleurs explicitement cité à plusieurs reprises (notamment dans un musée où la caméra tourne lentement autour du chignon d’une statue) et le voyeurisme contrarié de Simon n’est pas sans entretenir des points communs avec la pulsion scopique du torturé Scottie. Mais à quoi bon revenir ? Chez Chantal Akerman, on revient pour ne pas tourner la page, pour sortir de l’ombre. Extraite de l’océan d’oubli et exposée en pleine lumière, Ariane y retournera happée par la nuit. Elle fera enfin céder les bords du cadre (anticipant en cela le chaos à venir de La Folie Almayer), tout en laissant sur le rivage un Simon esseulé, lui-même revenu d’entre les morts. Le temps du film, elle aura existé, magnifique et inaltérable, et à travers elle, d’autres figures féminines de résistance (en premier lieu, celle de Madeleine), toutes ces filles « bien aimées », auront également refait surface.