C’est un quai de gare, vide. Gris et inhospitalier. Le cadre est fixe, frontal. Les lignes convergentes de deux voies ferrées dirigent notre regard vers le centre de l’image, où l’on distingue, au premier plan, une cabine téléphonique. Les piliers soutenant le toit au-dessus du quai achèvent d’équilibrer la composition : ce non-lieu en paraîtrait presque beau. Le son d’un train entrant en gare crève soudain le silence ; il finit par entrer par la droite du cadre. Des bruits de pas annoncent l’irruption d’une foule de passagers qui s’engouffre d’un seul flux vers le souterrain. Une jeune femme blonde, sur le point d’emboîter le pas aux autres voyageurs, s’extrait tant bien que mal du troupeau et se dirige d’un pas décidé vers la cabine téléphonique aperçue en arrière-plan. Elle tente de passer un appel, sans succès, puis sort de la cabine et descend à son tour les marches. Mais la coupe n’intervient pas tout de suite : il faut pour qu’elle advienne qu’un autre train arrivé depuis le fond de l’image ait quitté le champ, rétablissant l’équilibre initial.
Ce plan inaugural des Rendez-vous d’Anna annonce dans une certaine mesure le programme esthétique et narratif du film, mais comme la vingtaine de minutes qui suivra, il est aussi quelque peu trompeur. La jeune femme s’arrachant à la foule des voyageurs est Anna Silver (Aurore Clément), jeune cinéaste belge vivant en France, venue présenter son dernier film à Essen, en Allemagne. Au cours du périple qui la ramènera à son appartement parisien, Anna traversera toutes sortes d’espaces anonymes et désolés, où elle sera tour à tour confrontée à différents protagonistes : un jeune Allemand rencontré à la projection (Helmut Griem), la mère d’un ancien compagnon vivant désormais à Cologne, Ida (Magali Noël), un inconnu rencontré dans le train pour la Belgique (Hans Zischler), sa propre mère (Léa Massari) à Bruxelles et son amant parisien, Daniel (Jean-Pierre Cassel). L’un après l’autre, ces personnages expriment d’un ton morne leur solitude et leur angoisse dans de longs monologues dressant le portrait d’une Europe en pleine crise économique et morale. Chambres et halls d’hôtels, quais et boutiques de gares, trains de nuit et rues désertes sont filmés par Akerman avec un sens rigoureux du cadre : aux longs plans fixes, parfaitement composés, que l’on trouvait déjà dans Jeanne Dielman et News From Home, s’ajoutent de lents travellings frontaux accompagnant avec élégance les déplacements des personnages. Au mépris de tout réalisme, chaque son se détache du silence comme un coup de pinceau sur une toile blanche. Anna se présente narrativement à nous comme un alter ego possible de la cinéaste, mais le beau visage serpentin d’Aurore Clément reste presque toujours impavide et inscrutable, tandis que sa voix blanche, à la diction précise, ne marque aucun affect, ne nous laissant aucune véritable prise sur son intériorité.
Tomber le masque
Ce programme en apparence austère et affecté échappe cependant progressivement au risque du hiératisme : au fil des rencontres d’Anna, quelque chose commence subtilement à prendre forme, qui excède la simple mécanique de distanciation. La passivité, le silence et la froideur apparents de la jeune femme s’éclairent progressivement, dans la succession des monologues d’Heinrich et d’Ida, comme la seule résistance possible à une diarrhée verbale pétrie de reproches où son refus du mariage et de la maternité sont mis en accusation. Mais écouter l’autre, c’est aussi pour Anna « accueillir sa parole dans sa différence, dans son “étrangeté” », comme l’écrit Akerman dans la note d’intention du film : « Elle aurait eu l’air beaucoup plus “humaine” si elle avait donné quelques signes pour effacer, résorber la différence. Elle aurait pu dire, par exemple, je vous comprends… Elle aurait alors essayé une prise de pouvoir sur l’autre, je comprends donc je vous prends. Une tentative pour annuler la différence. »
Plus le film avance, plus l’héroïne semble quitter cette condition de miroir réfléchissant de ses interlocuteurs pour acquérir une consistance propre. Après les retrouvailles avec Ida, visage familier surgi de manière inopinée en territoire inconnu, le bref moment de silence qui marque la rencontre d’Anna avec l’inconnu du train advient comme une sorte de miracle : le surgissement d’une intimité possible au cœur de la désolation anonyme des lieux de transit. Les retrouvailles avec sa mère qui surviennent immédiatement après sont marquées par une double rupture. Rupture formelle, déjà : au moment de la rencontre, un étonnant travelling d’accompagnement suit Anna dans la salle des pas perdus de la gare de Bruxelles où sa mère l’attend. Une bascule de point, d’Anna vers la mère, est suivie d’un contrechamp où Anna, nette au premier plan, esquisse un sourire : pour la première fois, la mise en scène épouse le point de vue subjectif du personnage. Dans l’intimité d’un lit partagé par la fille et sa mère survient, quelques minutes plus tard, la deuxième rupture : Anna, à son tour, prend la parole, confiant longuement à sa mère le trouble causé en elle par sa rencontre sentimentale avec une femme, dont on comprend alors que c’est elle qu’Anna cherche à joindre depuis le début du film. Il fallait cette rigueur formelle ininterrompue pour percevoir le léger glissement du point de vue, comme il fallait le silence d’Anna pour que sa parole nous apparaisse comme un événement. Après ce moment de grâce, l’épilogue parisien, marqué par les retrouvailles décevantes d’Anna et Daniel, est douloureusement ressenti par le spectateur. L’émotion culmine dans un gros plan du visage d’Aurore Clément à l’arrière d’un taxi ; l’actrice n’y est pas plus expressive qu’au début du film, et pourtant à ce moment précis, après l’avoir si longuement regardée, et écoutée, elle nous apparaît plus présente, plus vivante. Le masque s’est ébréché.
À cette jonction décisive des années 1970 et 80, Les Rendez-vous d’Anna puis Toute une nuit, film transitionnel qui préfigure un virage vers une artificialité plus assumée, marquent un point d’équilibre dans la production fictionnelle akermanienne. Dans le prolongement de Jeanne Dielman, ces deux œuvres construisent un territoire hybride fragilisant les frontières entre narration et description, dans lequel le récit s’échafaude à partir de presque rien et où les mécanismes d’identification traditionnels cèdent la place à une distance empathique envers l’altérité. Les Rendez-vous d’Anna est l’un des plus beaux témoignages de cette leçon essentielle du cinéma d’Akerman : observer avec attention un visage ou un paysage, s’effacer pour accueillir la parole d’autrui, c’est déjà le reconnaître dans sa singularité, à défaut de le connaître tout à fait.