Après une grosse décennie de Piaf, de Gainsbourg, de Cloclo, de Coco (Chanel, deux pour le prix d’un) et autres Saint-Laurent (en double là aussi), le biopic français semble enfin presque mort, étouffé par ses boursouflures. La catastrophe Dalida l’année dernière, peut-être bien le pire d’entre tous, a sonné le glas d’un genre exsangue dont on a attendu en vain les fulgurances – le Bonello, imparfait mais souvent fascinant, mis à part. Cette incapacité à donner corps, à l’écran, à tout un pan de la culture populaire française, sans premier degré hagiographique ni emphase pompière, mais sans non plus le cynisme rance d’un Podium, laisse un goût d’inachevé : ne pourrait-on pas faire un film sur France Gall ou Mike Brant sans se payer les uns tout en flattant les autres, et vice-versa ?
Docu-fiction
Pour son deuxième film derrière la caméra, Alex Lutz propose une alternative : Guy Jamet. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Normal, Guy Jamet n’existe pas. Pourtant, ce chanteur aux mille vies et mille visages est tout le monde à la fois : Claude François, Patrick Juvet, Herbert Léonard, Dave ou Johnny, toute la variété française synthétisée en un seul personnage de fiction qui semble pourtant extraordinairement vivant. Le parti-pris est peu ou prou le même que le cultissime Spinal Tap (Rob Reiner, 1984), faux documentaire sur un faux groupe de heavy-metal devenu, avec le temps, l’un des meilleurs films sur le rock tout court. Guy prend aussi la forme d’un pseudo-docu, mais par le truchement de l’intime : dès le début du film, une voix off masculine (celle de Tom Dingler, comparse de Lutz et Bruno Sanches dans l’écriture des sketches de Catherine et Liliane) nous raconte qu’il souhaite réaliser un film sur Guy Jamet parce que sa mère, juste avant de mourir, lui a soufflé que Jamet était son père.
Le dispositif est donc simple : caméra à l’épaule, le réalisateur-narrateur ne lâche pas d’une semelle ce Guy qui, physiquement, en rappelle un autre (Bedos) et évoquerait, dans ses attitudes, un Sardou humaniste qui aurait hérité d’un peu du magnétisme de Johnny. Si le procédé amuse, la première moitié du film aligne un peu trop consciencieusement les clins d’œil au catalogue fictif du héros (fausses pochettes, fausses chansons, faux concerts, fausses images d’archives) et fait douter de la pérennité du projet sur un format long. Le portrait à charge nous montre un crooner ringard, pas tout à fait dupe de ce qu’il est mais toujours au bord de l’aigreur, marié à une actrice de seconde zone un peu allumée (Pascale Arbillot, géniale), faux reclus mais vrai beauf.
Le double regard
Deux choses, pourtant, arrachent ce personnage finalement assez peu sympathique à cette narration trop balisée. La première, c’est l’interprétation hors norme d’Alex Lutz. On connaît le génie du comédien à la télé et sur scène pour son art transformiste, cette faculté à trouver le parfait équilibre entre la parodie et l’empathie, qui font de ses personnages bien plus que des caricatures, mais des êtres drôles et attachants qu’il ne prend jamais de haut. Sous ses traits impeccablement vieillis (il faut saluer ici le travail extraordinaire des maquilleurs), Lutz offre à son Guy Jamet une profondeur, un mystère, une mélancolie qui l’élèvent bien au-delà de la farce. C’est d’autant plus remarquable (et bienvenu) que le film déploie un schéma convenu dont on voit parfois un peu trop les ficelles : la vieille star sur le retour cache un cœur qui bat, etc. La seconde, c’est justement que sur cet axe scénaristique sans surprise, le scénario et la mise en scène opèrent une bascule à peu près en milieu de film qui prend le pari assez gonflé d’annoncer le programme à venir, édicté par le personnage principal. Face à la caméra de celui qui le filme, lassé de ce qu’il pressent être la caricature complaisante d’une ex-idole déjà à terre, Jamet met les choses au point avec le jeune réalisateur (et fils potentiel) : « arrête un peu de te foutre de ma gueule et essaie de me regarder vraiment. » Le film dès lors ne va pas gagner en originalité narrative mais plutôt travailler, avec beaucoup d’humilité et de pudeur, la charge émotionnelle de son enquête filiale. Le faux documentaire sur une fausse star se mue en une double déclaration d’amour : celle d’un acteur-réalisateur pour une culture populaire dont il se revendique et qu’il raille affectueusement, mais avec le plus grand respect (voir le soin apporté à la qualité des fausses chansons de Guy Jamet, plus vraies et entêtantes que les tubes dont elles s’inspirent – « Le Lundi au soleil », « Paris s’éveille », « Pour le plaisir»…) et celle d’un jeune homme (quasiment tout le temps hors champ) pour une figure paternelle fantasmée par sa mère et, par extension, par lui-même. Cela donne quelques très belles scènes, comme ce déjeuner filmé de loin, en voyeur, entre Jamet et son « vrai » fils (Bruno Sanches) ou cette balade à cheval au petit matin, où Jamet s’empare de la caméra pour une émouvante séquence d’arroseur-arrosé, ou plutôt de « regardeur-regardé ».
La ribambelle de guests (Marina Hands, Élodie Bouchez, Dani, Julien Clerc et d’autres, tous très bien), les petites piques (de Claude François à La Manif pour Tous en passant par la laque Elnett, Lutz se paye pas mal de monde, parfois gentiment, d’autres fois en montrant les dents) et les vannes s’enchainent comme il se doit, mais jamais au détriment d’un propos qui émeut vraiment par sa sincérité, son amour pour un monde perdu, une parenthèse enchantée dans la culture populaire qui, au-delà des considérations esthétiques, charrie son lot de souvenirs émus. Guy Jamet (le film et le personnage), plus profond qu’il n’y paraît, vaut vraiment que l’on s’y attarde et qu’on prenne le temps, au-delà de la caricature, de le regarder.