Par ses allers et retours entre la « réalité » et la Matrice, la trilogie des sœurs Wachowski aura non seulement figuré un « monde ouvert » mais aussi une ouverture au monde. Des trois films, Reloaded est peut-être celui qui a poussé le plus loin cet horizon, au point que sa scène inaugurale semble rétrospectivement annoncer d’autres films qui tenteront eux aussi de figurer le vertige qu’implique d’appréhender le « monde connecté » dans toute sa complexité. L’un d’entre eux, Hacker de Michael Mann, noue ainsi un dialogue troublant avec Reloaded, dans la manière dont leurs ouvertures prennent la forme de traversées du miroir semblables en bien des points.
Plongée
Reloaded débute par un mouvement pénétrant l’intérieur même de son titre, au centre duquel un « O » vert fait office de spirale, motif récurrent chez les Wachowski. Alors que la caméra entre dans la lettre, cette dernière s’épaissit et dévoile l’ensemble du code qui la compose (capture 1 dans le montage ci-dessous). S’ensuit alors un mouvement inverse, par lequel la caméra recule pour mieux laisser s’étendre un univers numérique qui renvoie d’abord à des vision cosmologiques – le « O » dévoile ce qui s’apparente à un trou noir, des nuages de codes évoquent la forme d’une galaxie (2) –, avant que d’autres motifs, cette fois-ci plus prosaïques (telle une vis – 3), n’apparaissent au milieu des chiffres et des lignes. C’est alors que se précise l’objet de ce qui était exploré, une simple horloge qui prend, par un effet de morphing, progressivement corps.
L’ouverture de Hacker suit le même chemin d’une appréhension d’un macrocosme (le cosmos) à celui d’un microcosme (l’intérieur d’un ordinateur), en suivant un mouvement descendant par lequel se mêlent fondus et morphings. Le monde y est d’abord figuré comme un globe bleuté, recouvert de filaments, avant de révéler un circuit doré où l’on devine de plus en plus nettement aux lumières d’une ville.
Le point de rencontre entre le monde et l’intérieur d’une machine se fait, là encore, par le truchement d’un chiffre : dans Reloaded (figures 1, 2, 3 ci-dessous) la caméra sort d’un 12 pour recomposer un objet (l’horloge), tandis que dans Hacker (4, 5 et 6) elle entre dans un 5 pour décomposer le chiffre puis plus loin l’ensemble de ce qu’il recouvre, soit le cheminement d’une action informatique.
Macro / micro
Au-delà de ce point médian analogue, les deux séquences tissent un même rapport à la matière, dont la profondeur ne peut être perçue à l’œil nu, mais que l’image numérique peut creuser par l’entremise d’une plongée (Hacker) ou d’une extraction (Reloaded). Que les deux séquences adoptent une forme similaire pour figurer deux trajectoires a priori opposées (pour résumer un peu vite : un dézoom chez les Wachowski et un zoom chez Mann) met bien en exergue la relation d’équivalence que tissent leurs écritures respectives, où l’intérieur d’une horloge est filmée comme le cosmos et inversement. Mann pousse la logique jusqu’à pénétrer les circuits informatiques comme la caméra traversait, quelques plans avant, l’atmosphère du globe terrestre pour se rapprocher de la surface. Il n’est pas non plus anodin que le générique de Reloaded commence sur une lettre pour finir sur un chiffre, ou encore que les lignes du code que l’on voit défiler organisent finalement le fonctionnement d’une forme circulaire (une horloge dans Reloaded, une hélice dans Hacker) : le trajet des deux séquences implique de fondre l’un dans l’autre des éléments hétérogènes (par exemple, des courbes et des lignes) pour voir le monde d’une perspective à la fois cosmique et infinitésimale.
D’où le fait que Mann filme d’une certaine manière la ville et ses infrastructures comme les entrailles d’un ordinateur : dans la foulée de l’explosion de la centrale, cette dernière est perçue depuis la surface d’un écran de télévision, saturé de lignes discrètes. Sous cet angle de vue de prime abord anodin (le plan est pris classiquement depuis un hélicoptère), la centrale semble pourtant reproduire l’organisation d’un circuit informatique, jusqu’aux lumières apparaissant comme des diodes (à l’instar des gyrophares des ambulances et des camions de pompiers qui apparaissent une poignée de plans plus tard).
Toujours dans l’ouverture de Reloaded, un parallèle similaire est tissé via un raccord qui procède autant d’une ellipse que d’une égalisation de deux perspectives distinctes. Le visage de Trinity se fond dans les lignes du code de la Matrice, avant que l’espace ne se recompose en une série de lignes horizontales. De manière imperceptible, là encore par un effet de morphing, lesdites lignes se solidifient pour épouser les contours d’une rue, vue depuis le haut d’un gratte-ciel. Les fenêtres comme les traits blancs sur le bitume remplacent alors les pixels lumineux du code vert sur fond noir. À l’instar de la séquence de Hacker, qui s’achemine vers une explosion, la prise de conscience de l’équivalence entre les deux strates et échelles s’accompagne d’un choc : une vitre se brise sous le poids de Trinity, qui plonge à l’horizontal, soit une manière, à nouveau, de renverser les perspectives attendues pour révéler l’organisation globale d’un monde auquel il faut s’ouvrir si l’on souhaite en saisir tous les secrets.