Premier film de Michael Mann, Le Solitaire est un séduisant brouillon de tout ce qui va faire la filmographie d’un des cinéastes américains majeurs de ces trois dernières décennies. Derrière le clinquant du formaliste hors pair, on perçoit encore mieux dans ces prémices la signature d’un auteur obsédé par les tourments de la masculinité.
Du lettrage du générique en passant par le blouson en cuir moulant arboré par son personnage principal, Le Solitaire est à l’évidence l’un des films référence de Nicolas Winding Refn pour son Drive (à égalité avec le Driver de Walter Hill). Cette proximité explique d’ailleurs sans doute la ressortie en salles de ce film jusqu’alors assez méconnu (qui se souvient de sa présence en compétition à Cannes en 1981 ?).
Question réalisation, à trente années de distance, le maître n’a rien à envier à l’élève : Michael Mann est peut-être l’un des cinéastes contemporains qui sait le mieux filmer une ville la nuit. Les premiers plans nocturnes du Solitaire sont, à ce titre, d’une beauté confondante, avec force brumes et néons criards, ne lésinant pas sur les sources de lumière pour donner au goudron des rues cette noirceur mate si particulière qu’on retrouve dans toute sa filmographie.
Tout comme Winding Refn, Michael Mann aime filmer les voitures. Ce n’est pas pour rien que son voleur de haut vol en vend dans le civil. Chez lui, les carrosseries sont des miroirs dans lesquels se reflètent les lueurs factices du dehors. Il a cette propension à filmer à hauteur de roue pour donner une sensation de vitesse à un récit jamais vraiment pressé d’en découdre, et à s’attarder sur des enjoliveurs qui renvoient certes l’image de l’extérieur mais déformée, altérée comme pour mieux signifier combien le monde ne tourne pas rond.
Archétypes du polar, les héros de Drive et du Solitaire adoptent une trajectoire jusqu’au-boutiste qui ne peut finir que dans le sang. Dans les deux cas, leur chute inéluctable est un temps freinée par une histoire d’amour qui dans les deux cas se dissipera au moment de l’épilogue, comme un mirage auquel il paraît à la fois si beau et si vain d’y croire.
Dans ce registre romantique, Michael Mann a une longueur d’avance sur son fils spirituel. Chez l’un et l’autre, les failles du loup solitaire apparaissent au contact d’une femme. Cependant, Michael Mann en fait un matériau plus riche, comme il y parviendra à nouveau dans Heat. Dans ses œuvres les plus marquantes, l’émotion naît du paradoxe entre une quête d’amour absolu du mâle dominant qu’il met en scène (très grand James Caan) et l’impossibilité fondamentale qu’il le soit plus que quelques scènes. A peine amorcé, le bonheur à deux ne peut être qu’éphémère.
La confrontation entre les deux amants dans le snack est, sur ce plan-là, un petit chef-d’œuvre de précision. Ne cherchant pas à la réduire, à la cantonner dans un rôle de séquence pivot, Michael Mann l’étire pour un beau moment de cinéma bien aidé par des comédiens à l’évidence concernés. James Caan oscille avec subtilité entre la mise à nu et la prestance du caïd sûr de son fait. Son récit de prison prend aux tripes, tout est dit de sa difficulté à aller vers l’autre, et comme Tuesday Weld (magnifique Jessie), on a envie de lui prendre la main pour le rassurer.
Alors, bien sûr, tout n’est pas parfait. Il s’agit tout de même d’un premier film avec, de ci de là, des symboles parfois trop littéraux (la série d’explosions finales) et quelques grosses fautes de goût (cette impossible carte postale comme incarnation d’un eldorado infantile). Mais c’est un film à voir absolument pour mieux cerner l’auteur derrière le formaliste.
Michael Mann a une manière très « fordienne » d’interroger la virilité. Il aime le principe du duo (Miami Vice) qui tend souvent vers le duel (Heat, Le Sixième Sens, Collateral…). Car, dans son cinéma, la masculinité est montrée en lutte, travaillée par des pulsions contradictoires, entre bien et mal, entre morale du père et désir de puissance, entre vie et mort. De cette double face, il joue non pas sur la surenchère que pourrait entraîner un choc banal des contraires, mais, à l’inverse, creuse la profonde mélancolie de voir ces deux parts animales totalement irréconciliables.