Après Miami Vice, modernisation convaincante de la série culte des années 1980, Michael Mann s’attaque au film de gangster classique en filmant la chute désespérée de John Dillinger, l’un des plus grands braqueurs de banques des années 1930. Si les époques filmées changent, le style numérique, réaliste et précis, reste le même. Le cinéaste se fait cependant plus discret dans sa mise en scène qui gagne en épure et en beauté : Public Enemies est une œuvre noire au charme vénéneux qui pourra décevoir les habitués de l’esthétique flamboyante de Mann, mais qui ravira les amoureux d’un cinéma cohérent, traversé par des thèmes et des figures torturées, qui n’en finit pas de déconstruire avec talent le style hollywoodien.
Dans le cinéma de Michael Mann, c’est souvent la même histoire : un homme solitaire et marginal, torturé par des choix cornéliens, se brûle les ailes avec un lyrisme magnifique. Du Dernier des Mohicans, à Miami Vice, en passant par Collateral, les personnages masculins de l’auteur sont hantés par des tourments, des rêves et des désirs qui les amènent à foncer violemment dans le mur. Public Enemies nous raconte ce même récit, celui de John Dillinger, l’un des plus grands criminels américains des années 1930, héros du peuple, braqueur de banques émérite et homme à abattre pour le tout nouveau FBI de J. Edgar Hoover. Le film décrit la courte et fulgurante histoire de ce malfrat flamboyant, poursuivi par le jeune et coriace agent fédéral Melvin Purvis. Ces deux personnages sont respectivement interprétés par Johnny Depp et Christian Bale, deux des stars les plus glamour et bankable du cinéma hollywoodien, mais aussi, quoi qu’on en dise, deux des acteurs les moins charismatiques de leur époque (si on leur enlève les artifices du maquillage). Les œuvres de Mann, malgré leur force esthétique, ont besoin de se reposer sur des interprètes solides, qui permettent d’incarner au mieux la thématique de l’auteur. Dans les premières séquences de Public Enemies, le jeu de Depp et de Bale semble bien fade au regard des prestations de Pacino, De Niro, Daniel Day Lewis ou encore de Tom Cruise (interprète souvent limité, mais qui était épatant dans Collateral). On comprend très vite que le cinéaste a choisi deux acteurs particulièrement lisses, qui s’effacent au profit des figures du film. Leur jeu particulièrement discret et travaillé, permet de faire prévaloir parfaitement la mise en scène et le vouloir-dire filmique : ils sont des figures monolithiques, avançant vers leur destin avec détachement. Marion Cotillard, qui incarne la fiancée de Dillinger, révèle un talent insoupçonné, loin de l’excentricité dont elle a pu faire preuve: son regard et sa présence mélancolique, à la manière de Gong Li dans Miami Vice, collent parfaitement à l’atmosphère noire de l’œuvre.
Heat, voilà le titre qui vient à l’esprit lorsque l’on découvre la structure de Public Enemies. Malgré un point de départ semblable, les deux films s’opposent totalement. Largement inspiré par le cinéma chevaleresque de John Woo (notamment The Killer), Heat magnifie la rencontre de deux monstres sacrés du cinéma américain, jouant avec respect et estime au jeu du chat et de la souris. L’œuvre, qui fait preuve d’une belle réflexivité cinématographique sur la carrière des deux stars, permet également à Mann de rendre un bel hommage aux films noirs hongkongais et à leur fameux code d’honneur entre flics et voyous. Dans Public Enemies, la loyauté est à mettre de côté : le cinéaste filme une confrontation brutale entre deux personnages qui se détestent. Tous les coups sont permis, surtout de la part du bureau fédéral, qui traque avec rage le criminel Dillinger. Seul les vieux marshalls appelés à la rescousse par le FBI, véritables dinosaures qui semblent sortir d’un bon vieux western, font preuves d’un sens de l’honneur qui s’estompe peu à peu dans l’Amérique des années 1930. Public Enemies dépeint ainsi le passage d’un monde archaïque mais loyal, à un monde de rendement et d’industrialisation exacerbée, qui se ressent jusque dans une politique répressive répondant à des exigences clairement chiffrées. L’activité des criminels est également en pleine mutation : ils cherchent à se rendre respectables afin de pénétrer toutes les strates du pouvoir. Dillinger est une espèce en voie de disparition, un homme exclu d’un milieu du banditisme qui s’embourgeoise. Mais ne prenons pas Mann pour ce qu’il n’est pas. Le cinéaste n’est jamais à l’aise avec les thèmes politiques et sociaux (Ali, Révélations). C’est encore le cas ici, l’aspect héros des classes populaires du bandit n’étant pas développé. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la nature même de l’Homme, sa volonté de repousser ses limites et d’aller jusqu’au bout de ses rêves ou de ses cauchemars. Ces thèmes sont particulièrement exacerbés dans cette œuvre, ce qui en fait l’une des plus noires du cinéaste. Public Enemies repose sur des figures hautement mortifères, notamment celle de la fuite en avant, représentée par des automobiles qui foncent vers un futur sans espoir. C’est ainsi que disparaît la fiancée de Dillinger, sous les yeux du criminel qui voit sa bien-aimée s’éloigner à l’arrière d’une voiture. C’est surtout la figure de l’homme qui tombe sous les balles, le regard vide, qui résume au mieux l’atmosphère tragique du métrage. Cette image, annonçant une fin tragique, ne cesse de hanter un bandit qui se sait condamner ainsi qu’un spectateur qui retiendra longtemps ces images subjectives, pures projections de l’esprit torturé d’un auteur.
En matière de mise en scène pure, l’utilisation de la désormais célèbre caméra HD de Mann ne dérange en rien la reconstitution historique du film : le réalisateur se fait plus discret dans ses effets et semble ainsi atteindre une maîtrise parfaite de l’outil numérique. Public Enemies est un film moins stylisé, plus discret que certaines œuvres du cinéaste à qui l’on reproche souvent un goût trop prononcé pour la technique et pour l’esthétisme outrancier (ce qui est parfois le cas). Cette œuvre, qui décevra beaucoup d’aficionados des gunfights nerveux de Heat ou de Miami Vice, est pourtant l’une des plus belles du cinéaste. Elle s’apprivoise doucement, au fil des séquences et des plans. Sa noirceur profonde, sa radicalité, son absence d’effets superflus et sa beauté discrète, érige Mann en auteur définitivement important : par sa science de la mise en scène, il arrive à transfigurer une histoire banale gorgée de lieux communs. À titre de comparaison, revoir les Mesrine de Richet (pourtant honorables) permet de comprendre la différence entre un illustrateur talentueux de scénario et un auteur qui maîtrise les figures cinématographiques en les faisant évoluer esthétiquement. Le cinéaste se permet d’ailleurs un champ-contrechamp entre Depp et Clark Gable par le biais d’une séquence dans une salle de projection. La métaphore de l’art du réalisateur est parfaite : une déconstruction et une modernisation du cinéma hollywoodien classique. On aurait aimé détester un film de Mann. On ne peut que s’incliner.