Neuf ans après l’échec en salles de Hacker, Michael Mann a eu besoin de l’appui de plusieurs studios indépendants pour concrétiser son projet de longue date consacré à Enzo Ferrari. À rebours de son précédent film, qui dépeignait un monde noyauté par les technologies numériques, Ferrari prend place en 1957 et se concentre sur trois mois cruciaux de la vie personnelle et professionnelle du Commendatore Ferrari (Adam Driver). Alors que son entreprise fait face à de grandes difficultés financières à la veille de la course des Mille Miglia, Laura (Penélope Cruz), la femme et associée d’Enzo, découvre la liaison qu’il entretient avec Lina Lardi (Shailene Woodley) et l’existence de Piero, le fils illégitime et caché qu’il a eu avec cette dernière. Si Public Enemies, le précédent récit historique du cinéaste, conjuguait une peinture minutieuse de l’époque à une part plus contemporaine (le film détaillait notamment l’émergence de systèmes de classification et de surveillance préfigurant ceux de Hacker), Ferrari s’avère bien plus statique, presque dévitalisé. L’alternance caractéristique de très gros plans et de longues focales, dessinant d’ordinaire chez Mann le rapport intime des personnages à leur environnement, semble ici les détacher d’un fond de cartes postales, tandis que la part folklorique du film (l’accent italien des acteurs sur des dialogues en anglais, les scènes de ménage très stéréotypées) nourrit une reconstitution quelque peu endimanchée.
De prime abord, difficile de situer le désir de Mann. La dimension mélodramatique, articulée autour de deux personnages féminins malheureusement archétypaux (une épouse colérique et une douce maîtresse), paraît émousser l’acuité habituelle du cinéaste, en reléguant l’analyse économique et politique de l’entreprise Ferrari à une poignée de séquences un brin superficielles. Même la question de la vitesse, au cœur de ses derniers films, n’occupe pas ici la place centrale attendue. Un comble au regard du sujet et du rapport qu’Enzo entretient à son entreprise – il ne vend des voitures de luxe que pour financer les courses auxquelles concourt l’écurie. Le tableau que dresse le film de l’Italie des années 1950, proche de l’image d’Épinal, n’est que sporadiquement traversé par une énergie qui abstrait le décor dans un flou cinétique (cf. un raccord fulgurant entre une représentation d’opéra et la gueule rugissante d’un bolide). Reconstitution pittoresque et goût pour la vitesse ne s’entremêlent que dans une seule séquence, assez réussie, où Enzo et ses conseillers chronomètrent durant la messe les essais que mène leur concurrent Maserati non loin de là, grâce au son des coups de feu ponctuant chaque tour de piste.
Point mort
Il faut peut-être attendre une séquence tardive pour saisir l’horizon vers lequel tend le film : Laura, après avoir appris la vérité au sujet de Lina et Piero, accuse Enzo d’être responsable de la mort de leur fils Dino, emporté l’année précédente par une maladie rénale. Malgré ses promesses, son père n’a pas été en mesure de le sauver. Si Ferrari paraît s’inscrire naturellement dans la lignée des « manhunter » ou « blackhat » chers au cinéaste, il diffère toutefois des autres héros manniens sur un point crucial : là où ces derniers traversent un monde à deux doigts de les engloutir, Enzo, lui, a déjà sombré. Le « grand ingénieur », qui, après le temps passé au chevet de son fils, connaît « mieux la néphrite et la dystrophie que l’automobile », semble définitivement brisé par ce deuil. Jamais auparavant le poids du passé ne s’était à ce point engouffré dans le cinéma de Mann (jusqu’à user de flashbacks, quasiment une première dans sa filmographie) : il faut dès lors voir Ferrari non comme un film tourné vers un ailleurs lointain, mais comme une œuvre profondément hantée par la mort.
Ce penchant funèbre préside à la dévitalisation de la mise en scène, jusqu’à la photographie souvent sombre et terreuse d’Eric Messerschmidt, et ce dès l’ouverture. Après un bref prologue allègre, composé d’images d’archives retouchées montrant la victoire d’Enzo lors d’une course de sa jeunesse, le film saute ensuite en 1957 par l’entremise de panoramas désertés des alentours de Modène, où le brouillard du petit matin s’apparente à un voile mortifère. Le nom de Ferrari, qui apparaît entre ces deux séquences, tombe presque tel un couperet pour rompre l’insouciance de l’introduction. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’on voit ensuite le célèbre patronyme d’abord gravé sur le tombeau de Dino, où se recueille Enzo chaque matin, avant de l’apercevoir sur le flanc d’une voiture clinquante, puis sur la façade de l’usine. Préoccupation constante de Lina, qui souhaite que son fils soit enfin reconnu par Enzo, le nom du Commendatore semble se transmettre comme un héritage à la fois glorieux et funeste. Bien que le jeune Piero, l’un des rares rayons de soleil de la vie d’Enzo, rêve d’appartenir pleinement à la lignée Ferrari et scande le nom de son père depuis sa fenêtre (la scène n’est certes pas la plus subtile du film), la passation ne s’amorcera qu’à la toute fin, qui prend pour décor un cimetière.
Élan paradoxal
Cette malédiction pèse sur chaque coin du film : Enzo ressasse également la mort prématurée de son frère aîné, lui aussi surnommé Dino, et de deux amis pilotes disparus vingt-quatre ans plus tôt. Le circuit apparaît à la fois comme un lieu de fuite et de confrontation avec ces « fantômes », comme lors des premiers tours de piste d’Alfonso De Portago (Gabriel Leone), appelé pour remplacer au pied levé Castellotti, mort la veille en tentant d’établir un record. « Il conduit comme Varzi » note Ferrari à plusieurs reprises, en référence à un illustre pilote décédé dans un accident en 1948. La conduite de De Portago semble autant ressusciter une figure défunte l’espace de quelques instants que l’inscrire à son tour dans une lignée funeste. Les séquences de courses entrelacent de cette manière vitesse et menace d’un arrêt brusque et mortel. Durant les fameux Mille Miglia, la caméra rompt un temps avec la relative immobilité caractérisant le reste du film. Mann pousse alors un cran plus loin la sensation d’une caméra aérienne déjà prégnante dans les scènes de conduite de Miami Vice ou de course hippique de la série Luck, épousant la vélocité aberrante des fragiles véhicules. Mais cette vitesse mène toujours à une même destination : à un raccord d’accélération délirant (la voiture de De Portago s’approchant depuis la profondeur d’un plan fixe, avant que la caméra épouse le point de vue du pilote sur la route, défilant à toute allure) succède ainsi un ralenti extrême – probablement le moment le plus saisissant du film –, lorsque le pneu du bolide est perforé, conduisant à un accident tragique. À nouveau, la mort emporte tout : l’arrivée triomphale de la course est in fine expédiée au profit d’une séquence où Ferrari visite le site du crash, au son de la voix spectrale de Lisa Gerrard.
La course automobile ne déploie donc qu’une vitesse éphémère et paradoxale ; la légèreté du prologue (avant la guerre, les accidents et la maladie de Dino) est définitivement perdue. Parmi les grands absents des motifs manniens se trouve d’ailleurs la « vision océanique » (pour reprendre l’expression utilisée par Jean-Baptiste Thoret dans Michael Mann, mirages du contemporain), qui voit le héros jeter un regard mélancolique vers le lointain (l’océan dans Heat ou Miami Vice, une plaine dégagée dans Public Enemies). Tout Ferrari semble finalement ramassé dans cette idée : aucun horizon ne s’ouvre devant Enzo – comme en témoigne le terrible plan qui le voit entrer dans le caveau familial, encadré de part et d’autre par la tombe de son frère et celle de son fils. Si bien que le film, en dépit de ses faiblesses, ménage ainsi une certaine cohérence. Espérons tout de même que Michael Mann, en ce moment au travail sur une suite-préquelle de Heat, saura renouer avec la célérité caractéristique de ses plus grands films.