En choisissant en 1972 de s’adjoindre les services d’un jeune réalisateur du nom de Rainer Werner Fassbinder, la télévision allemande prend le parti de confier les clés d’une fiction feuilletonesque à un cinéaste issu de cette génération dite de la Nouvelle Vague allemande. Mais de plus, avec Fassbinder, elle convie autant un cinéaste formellement novateur qu’un représentant de ce vent contestataire ayant secoué l’Occident à la fin des sixties.
Que peut penser Fassbinder de cette proposition ? La télévision, il connaît, puisqu’il a déjà réalisé pour elle plusieurs films. Mais là il s’agit d’un feuilleton, d’une fresque se développant sur plusieurs épisodes et projetée à une heure de grande écoute. On se souvient de Rossellini délaissant le grand écran, considérant que pour toucher le plus grand nombre, éclairer et élever les masses, il fallait dorénavant passer par la télévision, et non plus se contenter de projeter ses films dans les salles obscures à l’attention d’une petite élite de lettrés. S’adresser au « peuple » directement chez lui, voilà la possibilité qui est offerte à Fassbinder. Et il se sait capable de la faire.
Didactisme télévisuel
En 1972, Fassbinder n’a que 27 ans. C’est encore un jeune cinéaste, mais un cas unique, puisqu’en l’espace de trois/quatre ans il a déjà réalisé une dizaine de longs métrages. Il a donc malgré son jeune âge une certaine expérience qui se ressent notamment dans la maturité formelle prodigieuse dont il fait preuve. Mais il est à cette époque en pleine mutation stylistique. Car bien qu’issu des nouvelles vagues européennes et même mondiales, Fassbinder est avant tout un amoureux du cinéma classique hollywoodien, de ces grands chefs‑d‘œuvre qui parlaient au plus grand nombre. À une époque où certains courants d’extrême-gauche renient le cinéma américain pour des raisons idéologiques, prétendent le déconstruire en s’appuyant sur les travaux de Jacques Derrida, et où la notion même de fiction devient suspecte, Fassbinder va quant à lui y rester fidèle. En convoquant notamment la figure tutélaire de Douglas Sirk, plutôt que celle d’Eisenstein ou Dziga Vertov, il cherche à extraire du mélodrame hollywoodien des mécanismes à même de structurer et de dynamiser ses scénarios. Fassbinder évolue et tente alors de concilier l’influence Straub/Godard/Brecht de ses débuts avec des histoires plus classiques du point de vue de la construction narrative. Et cette évolution passe nécessairement par un recentrement de la mise scène sur le récit.
Si Huit heures ne font pas un jour repose encore beaucoup sur des plans fixes, ceux-ci sont toujours merveilleusement composés, parsemés de couleurs, de fleurs, d’objets divers, le tout disposé parfois en amorce même du cadre. On reste éberlué par le choix des cadrages, des angles de vue, à la fois élémentaires, justes, directs et élaborés, dénotant une osmose rare entre jeu formel et mise en valeur du personnage comme point de convergence unique. Les mouvements d’appareils accompagnent les déplacements, insufflent les trajectoires, s’offrent quelques échappées lyriques, travaillent en parfaite osmose avec le scénario et les dialogues dans l’élaboration d’une œuvre ou chaque composante sera vectrice de sens. Et puis il y a le texte, les dialogues, absolument remarquables. Ni un parler vrai naturaliste, ni un langage élaboré et scientifique récité avec distanciation, mais des phrases à la fois concises et précises, capables de camper des personnages et des situations, de décrire avec précision des affects ou des problèmes sociaux et politiques, et ce en quelques mots, par petites touches. Le didactisme de Fassbinder garde malgré tout une forme de naturel. Ses mots sortent de la bouche des acteurs avec aisance, avec spontanéité. Ils n’entravent en rien leurs déplacements et cette humanité qui fait que nous éprouvons pour eux cette si forte empathie. Nul besoin pour le spectateur de tendre l’oreille. Tout se déploie dans un seul et unique souffle, avec clarté, limpidité, que cela soit dans les moments comiques ou dramatiques.
De la chronique familiale à l’autogestion.
Le feuilleton se centre autour d’une famille en particulier, celle de Jochen, avec ses parents, sa grand-mère excentrique et toujours pleine d’idées, et sa sœur soumise à un austère mari prisonnier de ses soi-disant « devoirs ». Jochen travaille dans une usine, entouré de collègues avec qui il forme un groupe soudé et solidaire. Un soir, descendant chercher une bouteille de champagne dans un distributeur, il rencontre Marion, interprétée par Hanna Schygulla, qui travaille dans un journal éditant des annonces. Ainsi, Fassbinder ne met pas directement en lumière les cadres sociaux et politiques dans lesquels vivent ces personnages, mais essaie d’abord de faire exister cette famille et son entourage. Et c’est via cette démarche que le politique est amené tout naturellement à s’inviter à la table de ces Allemands ordinaires, au sens orwellien du terme. Fassbinder, d’une certaine façon, cherche à séduire le téléspectateur, à ne pas l’effrayer en lui imposant d’emblée et frontalement sa vision désespérée et désespérante de la condition humaine. Il est ici plein d’humour, d’entrain, et ne craint pas de tirer des ficelles émotionnelles pour faire passer un vent d’utopie non dénué de naïveté, à même de remettre en cause par la pensée et la réflexion toute autorité.
Cela passe dans un premier temps par la grand-mère, qui n’entend pas végéter dans sa condition de retraitée. C’est d’abord elle qui transgresse les règles, qui s’accapare un local abandonné par la mairie pour en faire une garderie qui permettra d’accueillir les enfants trop souvent livrés à eux-mêmes dans la rue. Alors que les autorités se rendent compte de la supercherie et s’empressent de vouloir fermer la garderie, la population du quartier se rebiffe et fait en sorte que celle-ci reste ouverte. Comme ça, l’air de rien, une grand-mère pétillante et non-résignée outrepasse les lois, contourne l’immobilisme administratif pour répondre à un besoin local, proposant un service qui soulage et aide les gens du quartier. C’est un petit détail et non un grand discours, mais qui déjà invite chacun à penser à lui-même et à son voisin, à penser au tissu social qui l’entoure, à ne pas faire de la politique uniquement en votant, mais en agissant localement.
Le feuilleton n’appelle pas à un soulèvement lyrique, à atteindre un idéal de progrès et d’émancipation prédéfini. Déjà, car çà et là, Fassbinder suggère une forme de mal de vivre inhérent à toute existence, et qu’aucun dogme politique ne paraît en mesure de réformer ou de soigner. Il y a parfois des regards, des attitudes, des travellings sur des ciels gris et sinistres qui sont comme le reflet d’une mélancolie profonde, qu’aucune appartenance à un groupe aussi solidaire soit-il ne semble pouvoir guérir. Chaque individu quel qu’il soit a ses bizarreries, ses maniaqueries, son petit grain de folie qui le rend à la fois imprévisible et attachant. Le politique chez Fassbinder part de la vie, de l’expérience des tripes, de la prise en compte des affects comme moteur de tout acte. Fassbinder ne crée pas un monde idéal qu’il peuple de figurines abstraites modelées de ses mains. Ce qui rend le feuilleton si fort, et qui n’en doutons pas a contribué à son succès, réside dans l’attachement que le spectateur porte à chaque personnage comme individu à part entière. Et cet attachement est rendu possible par des acteurs absolument géniaux, auquel le public peut s’identifier, et qu’il prend plaisir à voir revenir d’un épisode à l’autre.
Il faut donc partir du bas et reprendre les choses une par une, reconsidérer via le concret d’une expérience personnelle l’ensemble des cadres de vie. Si le personnage de Marion pousse plus ou moins consciemment son futur mari Jochen à repenser ses conditions de travail, elle ne procède pas en lui dessinant un idéal fantasmé à atteindre, mais en l’invitant à réfléchir aux problématiques tangibles qui jalonnent son existence quotidienne et celle de ceux qui l’entourent. Le feuilleton s’avance masqué, révélant au sein du visible la structure invisible qui ordonne les agissements des individus en vue de servir les tenants du pouvoir économique. Au fur et à mesure des épisodes, après nous avoir dressé un portrait familial, sentimental et professionnel à même de faire exister humainement ces personnages, le récit se met à détricoter lentement mais sûrement les mécanismes d’aliénation. Aucun intellectuel n’est là pour éclairer de son savoir les masses opprimées, mais les ouvriers eux-mêmes, sur leur lieu de travail, en pause ou devant quelques bières au bar, sont amenés à discuter entre eux, à se faire part de leurs réflexions et interrogations. Bien que possédant un savoir-faire qui les distingue, ces travailleurs ressentent un manque, une insatisfaction qui va au-delà des revendications classiques en terme de conditions de travail et de rémunération. Lorsqu’ils décident de se constituer comme une entité autonome au sein de l’usine, il ne s’agit pas pour eux d’en tirer uniquement un bénéfice financier. Et quand Marion fait part à sa collègue de l’intention qu’ont ces ouvriers de s’organiser en autogestion, celle-ci dit ne pas voir l’intérêt de se donner un surplus de travail, considérant qu’ils vont en plus de leur activité manuel être dorénavant obligé de penser. Ce à quoi Marion, agacée, réplique que « penser » constitue précisément ce qu’ils veulent.
Et le feuilleton s’arrête là… au bout de cinq épisodes… alors que huit étaient prévus. Les raisons de cette interruption restent obscures, et l’on ne peut s’empêcher de penser que la tournure que prenait l’air de rien le récit avait de quoi inquiéter la direction des programmes et le pouvoir en place. Peut-être se sont-ils sentis pris au piège par un Fassbinder qui, au sein de cette grande fresque familiale et humaine, était en train de diffuser le « poison » de la révolte ?