Réalisé deux ans avant sa mort par overdose par le cinéaste majeur du « nouveau cinéma allemand » Rainer Werner Fassbinder, Berlin Alexanderplatz fait figure d’œuvre-compendium pour le réalisateur. Si un triste hasard fait pratiquement coïncider le film (1980) et le décès (1982) de Fassbinder, l’importance de ce film-fleuve de près de quinze heures dans la carrière du cinéaste est cependant toute autre. Œuvre fantasmée par Fassbinder depuis sa découverte du roman, le film est également un fantasme de spectateur : voir un cinéaste se donner le temps et les moyens de donner réellement corps à sa vision.
Berlin Alexanderplatz, c’est avant tout une œuvre littéraire d’Alfred Döblin, le récit désabusé de la déchéance irréversible d’un petit malfrat dans les dernières années de la République de Weimar, à Berlin. Fassbinder avoue s’être reconnu avec intensité dans ce récit, qu’il a découvert au hasard de son voyage autodidacte dans la littérature mondiale. Grand connaisseur de l’œuvre du cinéaste des années 1930 Phil Jutzi (qui avait déjà réalisé une adaptation « courte », d’une heure et demie, de l’œuvre originale), Fassbinder forme tôt le projet de réaliser lui aussi une adaptation. En 1976, les télévisions allemande Bavaria et italienne Rai décident de lancer le projet, avec Fassbinder aux commandes. Le projet sera achevé en 1980, où le film connaîtra une première diffusion à succès sur les ondes télévisuelles avant de partir pour les USA et les autres pays d’Europe, où il connaît un beau succès dans les salles obscures. Pour le cinéaste, c’est une expérience inédite, puisque le rythme effréné de ses tournages (il a été aux commandes d’une trentaine de films en 14 ans) prend ici un coup d’arrêt, alors que le projet Berlin mobilisera son équipe pendant un an complet de tournage – et ce malgré les lubies de mise en scène du cinéaste, qui insistait notamment pour que chaque scène soit tournée avec une prise unique, et qui mit plus d’une fois le tournage en difficulté par les tensions créées dans son équipe.
La mort brutale de Fassbinder, le 10 juin 1982, porte un coup d’arrêt à la diffusion de son œuvre, et Berlin comme ses autres films sombrent un temps dans l’oubli. Aujourd’hui, la Fondation Fassbinder, présidée par Juliane Lorenz (monteuse et dernière compagne du cinéaste), décide de donner une nouvelle jeunesse aux images extrêmement stylisées de la mise en scène de Fassbinder avec une minutieuse restauration, afin de rendre justice à la vision de l’artiste, et de relancer les projections de Berlin dans les salles obscures.
Berlin, 1928 : Candide, Mychkine, Franz Biberkopf
Berlin Alexanderplatz conte l’histoire de Franz Biberkopf, qui vient de sortir de la prison du Tegel à Berlin pour le meurtre de son amie Ida, après une scène de ménage. Effrayé de se retrouver dans un monde contre lequel il a perdu l’habitude de lutter, Franz se résout à ne jamais retomber dans l’illégalité qui était son lot avant le drame qui l’a conduit en prison. Fort de cette résolution, il va très vite se trouver en porte-à-faux avec le microcosme de la place Alexander, au centre-ville de Berlin, entre femmes « légères », maquereaux, voleurs, alcooliques, agitateurs communistes et agents nazis. La place Alexander et ses alentours contiennent toute une humanité et Franz, après ses premières déconvenues, va finir par se laisser porter par son destin, acceptant diverses compromissions qui n’en finissent plus d’entacher sa résolution de rester droit et honnête. Dans le sombre et charismatique Reinhold, il trouve un alter ego adoré et honni ; dans Eva son ex-amante, un soutien indéfectible ; dans son ami Meck, une sécurité et une probité qui se révèleront finalement illusoires… Et ce, jusqu’au jour où il rencontre Mieze, qui deviendra son grand amour : mais le destin peut-il laisser cette chance à Franz ?
Franz ne laisse pas d’évoquer un Prince Mychkine, le magnifique Idiot de Fedor Dostoïevski, dans son rapport à la vie, mais là où le Prince choisit son destin avec résolution, à partir du moment où il comprend ce à quoi son comportement par trop idéaliste le condamne, Franz se laissera toujours porter. Toujours prompt à invoquer à sa propre intention comme à l’intention des gens autour de lui sa résolution de « ne pas retomber », de rester honnête, il brandit cette rodomontade comme une agression au visage d’une faune humaine qui peut, bien légitimement, le prendre bien mal. Porte-t-il un brassard nazi ? C’est avant tout pour pouvoir continuer à gagner de l’argent en vendant un journal d’extrême-droite : « il faut bien gagner sa vie ». Participe-t-il à des vols et des recels ? C’est en tout bien, tout honneur : il ignorait qu’on allait l’entraîner là-dedans, pensait que l’affaire serait honnête. Vit-il de l’argent que son amie, en se prostituant, lui ramène ? C’est avant tout parce qu’elle l’aime, et qu’elle veut qu’il vive de son « travail » : ce serait cruel de la part de Franz de lui enlever cela…
À ses yeux, et à ses seuls yeux, Franz reste sans tache tout au long de la saga. Eva (fantastique Hanna Schygulla), son amie, ne dira jamais rien des écarts de Franz, mais son comportement, qui est plus assumé, s’il n’est pas plus honnête, en fait la candidate idéale à l’identification de la part du spectateur. Car Franz est, évidemment, un symbole, puisqu’il s’agit, avec peut-être Reinhold, son alter ego, du seul personnage profondément manichéen. Le symbole, certainement, d’une Allemagne des années 1930, prise entre les émeutes consécutives à la première guerre mondiale, les affrontements terribles entre communistes et nazis, la décadence nihiliste des années folles et de la République de Weimar, la naissance de l’influence d’Adolf Hitler… Mais pas seulement : on aurait tort de chercher dans Berlin, comme dans Lili Marleen la seule allégorie de l’Allemagne qui allait se donner à la Bête Immonde. C’est aussi, et surtout, la poursuite de l’expression par Fassbinder de ses doutes amers quant à la probité de l’homme. Emmi Kurowski et Ali de Tous les autres s’appellent Ali sont les miroirs de Mieze dans Berlin, mais certainement pas de Franz : tous les trois vivent d’absolu, et mourront de la même façon s’il le faut, mais Franz se contente de la position confortable de clamer haut et fort son intégrité, en ne faisant rien pour la conserver lorsque se profile une difficulté.
Fassbinder choisit de développer ses épisodes de Berlin comme autant de thématiques pour montrer la déchéance placide de Franz : l’alcoolisme dans Une poignée d’hommes dans la profondeur du silence (qui doit énormément au Voyage aux enfers du siècle de Dino Buzzati) est ainsi une sorte de récit en exergue du récit principal, par exemple. Mais rien ne vient troubler l’homogénéité du récit, porté principalement par un jeu constamment inspiré de la part de Günter Lamprecht, qui compose avec talent et crédibilité le rôle de Franz. Berlin Alexanderplatz, ou l’histoire circonstanciée d’un homme faible.
Franz Biberkopf, Döblin, et moi
Fassbinder avait comme projet de longue date d’adapter le livre de Döblin de Berlin Alexanderplatz : la narration de son film s’en ressent. L’adaptation, remarquablement précise, prend le temps de développer les personnages à la manière d’un roman, chaque épisode intervenant comme un chapitre littéraire. Mais ce n’est pas la seule façon dont le roman intervient dans Berlin.
Fassbinder, désirant élever son récit au-delà de la simple adaptation, voire de la simple allégorie replacée dans une époque, parsème son récit de citations littéraires bibliques (le personnage de Job, notamment, est récurrent, comme un autre alter ego de Franz – ou Franz comme une énième occurrence de la concrétisation de Job, peut-être) et de citations de l’œuvre originale même. Fassbinder choisit à de nombreuse reprises de couper court à la progression de son récit pour laisser place soit à des cartons où se déroulent des phrases sibyllines (répétées à plusieurs reprises parfois), soit, parfois, pour arrêter son image et prendre lui-même la parole pour exprimer l’intériorité de ses personnages, voire ses sentiments vis-à-vis du récit. Car Fassbinder lui-même prend dans Berlin le rôle du narrateur omniscient, du démiurge omnipotent – mais quand bien même en tant que metteur en scène il pourrait tout, il ne se laisse jamais aller à corriger la lâcheté et la nature prompte à la compromission de Franz : à croire que Dieu lui-même n’y peut rien… À deux reprises, ces interruptions dépassent le cadre du récit télévisuel classique : lors d’une magnifique séquence où Franz, arborant la croix gammée, rencontre d’anciens camarades communistes, et où les acteurs bloquent leurs mouvements dans un moment de tension, de temps arrêté aussi métaphorique que réel, et où la caméra tourne autour de la scène, toujours plus vite ; mais aussi et surtout dans une unique scène où Fassbinder narrateur s’adresse à Franz, lui intimant des conseils directs, comme une ultime tentative de le faire sortir de la spirale dans laquelle il est entré. Concevant manifestement son récit comme un film à part entière – en cela qu’il ne sera pas limité par son exploitation à la télévision – Fassbinder se permet des effets de mise en scène parfois remarquables : l’arrivée de Mieze, éclairée par une lumière divine ; les nombreuses séquences où Reinhold n’est jamais plus qu’un dos sortant de l’ombre, dévoré qu’il est par la noirceur ; l’ambiance visuelle féerique, à la lumière chatoyante, comme celle d’un récit idéalisé ; l’omniprésence de la séance de la mort d’Ida, qui n’en finit plus de hanter le récit comme un spectre du passé de Franz…
À ces moments d’utilisation virtuose du média visuel, s’ajoute une mise en scène qui rappelle que Fassbinder a également officié au théâtre, puisque Berlin se déroule majoritairement dans deux lieux principaux : la chambre de Franz et le bar où il passe ses soirées. Car de la place Alexandre proprement dite, on ne verra pas grand-chose : l’Alexanderplatz, c’est avant tout le microcosme qui peuple ce quartier. Ce microcosme, c’est fondamentalement celui du bar : le bar est le monde entier, et la chambre de Franz l’endroit d’existence de son soi profond. Toutes les rencontres se jouent dans ce bar, chez Max, et celles qui suivent Franz chez lui sont celles qui importent réellement : Meck, Reinhold, Eva… Seule Mieze, la plus importante de toutes, viendra directement chez Franz, sans passer par le bar. L’appartement de Franz, quant à lui, évoque infiniment l’univers théâtral de Tennessee Williams (Un tramway nommé Désir, certes, mais aussi et surtout La Ménagerie de verre), tant chaque objet y prend valeur de symbole – le gramophone pour le droit au rêve que s’accorde Franz ; le canari pour la relation avec Mieze ; le lit comme intimité (et la transgression ultime lorsque Franz invite Reinhold à s’y cacher)… Cette chambre, c’est aussi un enfer intermittent : chaque nuit y est illuminé par un néon rougeâtre, irréel, en totale opposition avec le monde recréé de la rue berlinoise des années 1930 ; un rouge qui est d’ailleurs la seule couleur autre que les tons ocres et sépias de l’image (avec une enseigne verte, violente, marquée « l’Enfer et ses fils » en français dans le texte, et qui surplombe la scène où Franz frôle la mort et perd son bras).
Le romantisme, au sens littéraire du terme, est également présent dans une scène morcelée tout au long du film, mais dont le pinacle se situe dans le terrible douzième épisode. Romantique, car il évoque irrésistiblement la perfection primordiale rupestre des univers, notamment, de Goethe et surtout d’Hölderlin dans son Hyperion. Franz ne trouve jamais véritablement la paix que dans des bois proches de Berlin, dans lesquels il se ressource au long du film, surtout en compagnie de Mieze. Lorsque, à l’insu de Franz, Reinhold tente de séduire Mieze, il l’emmène dans ces mêmes bois. La scène, extrêmement tendue, est mise en scène d’une façon très différente du reste de Berlin, avec une mise en valeur des espaces, et la primauté donnée aux arbres indifférentes, tandis que se déroulent à leurs pieds le drame qui achèvera de détruire les illusions de Franz, drame joué par deux acteurs dont la présence à l’écran ne cesse jamais de diminuer : ainsi, plus la scène progresse, moins la caméra ne se meut, et plus les personnages sont considérés de loin. L’inévitable conclusion tragique se joue par des protagonistes lilliputiens, filmée par une caméra qui n’affecte pas même de s’y intéresser, au pied d’une nature grandiose, avec l’omniprésence de chants d’oiseaux joyeux et oublieux. Véritable illustration littérale de l’image romantique de la nature, cette séquence compte parmi les plus belles réussites cinématographico-littéraires de Berlin Alexanderplatz.
Plus que de la télévision littéraire, et plus que du théâtre filmé, Berlin c’est avant tout la possibilité pour Fassbinder de lier ses deux univers de mise en scène, de prendre de l’un et de l’autre pour tenter de les fusionner, parfois avec une certaine maladresse oppressante (l’omniprésence des dialogues), mais le plus souvent avec une connaissance intime des forces de ces univers, qui permet à Berlin de les lier harmonieusement.
Épilogue : mon rêve du rêve de Fassbinder, du rêve de Franz Biberkopf
Fassbinder clôt son récit de ce passage de la vie de Franz par une épilogue où il prend lui-même la parole pour s’exprimer sur son film. Non qu’il se soit privé, tout au long de la narration, d’être présent, puisqu’il joue le rôle du narrateur, mais ici Fassbinder détourne le récit de sa trame originelle pour proposer une vision personnelle, déroutante et profondément fantasmagorique de la conclusion du récit. Le lecteur doit être ici prévenu : tout le talent de Fassbinder fait qu’à la vision de cet épilogue, intitulé Rainer Werner Fassbinder : mon rêve du rêve de Franz Biberkopf, on a plus l’impression que Berlin est Mon rêve… précédé d’un prologue en treize parties, plus que Berlin avec un épilogue de deux heures. Conséquemment, revenir sur cet épilogue, qui fonctionne principalement grâce à une relecture rétrospective de la saga, peut orienter la vision de l’œuvre.
Deux heures durant, Fassbinder va donc apporter une lecture très personnelle de la conclusion de cet épisode de la vie de Franz Biberkopf, en illustrant notamment les délires de l’intéressé alors qu’il est interné. Des scènes surréalistes, plus proches du Pasolini de Salò que du style habituel de Fassbinder, qui proposent un éclairage personnel de la part du cinéaste sur l’histoire telle qu’il a voulu la raconter. Loin de lui, cependant, le désir d’apporter les clés de son film avec cet épilogue : il se contente d’ouvrir des voies interprétatives, à la manière dont a pu le faire David Lynch dans Mulholland Drive et Inland Empire. Une séquence, ainsi, montre un Reinhold emprisonné, troublé par l’amour qu’il porte à un co-détenu. Il s’agit bien de Reinhold, puisqu’il exprime le mépris souverain des femmes, si facilement séduites par lui, qu’on lui voit durant toute la saga – mais il se plaint d’autre part d’avoir quatre ans de prison à purger : c’est la peine qu’a purgée Franz. Est-on en présence d’une séquence fantasmée par Franz, où il se voit sous les traits du frère-traître Reinhold, et où il s’avoue à lui-même une homosexualité latente qui expliquerait son comportement ambigu avec Reinhold durant tout le récit ? Une autre séquence montre Franz sous des traits christiques : Berlin serait-il une relecture de la morale chrétienne par un Fassbinder narquois et sceptique ?
Seule l’extrême fin du film donne la parole à Fassbinder qui exprime son avis de façon évidente, en désavouant le comportement indolent de Franz. Le reste de l’épilogue offre avant tout à Fassbinder la possibilité de donner libre cours à son désir d’offrir des clés pour la compréhension de Berlin autant que celle de son œuvre en elle-même : une conclusion chaotique, flamboyante, passablement nihiliste, qui donne une grandeur supplémentaire à Berlin, et qui est surtout l’occasion rare de voir un cinéaste donner réellement libre court à sa créativité. En cela, avant tout autre chose, Berlin Alexanderplatz est le film-compendium monumental de son auteur, comme une profession de foi que la mort prématurée de Fassbinder consacrera deux ans plus tard.