Le Mariage de Maria Braun est une sorte de Tristana berlinois mettant en scène la femme-métaphore d’un pays en reconstruction qui menace de sombrer dans la folie. Entre réalisme pointilleux et questionnement intemporel sur le devenir d’une société qui n’aspire qu’au bien-être matériel, Fassbinder, comme toujours, va bien au-delà de la chronique historique. Ce film est l’aveu le plus parfait de l’intérêt obsessionnel du réalisateur pour la déliquescence morale, et reflète ce que le cinéma contemporain a du mal à mettre en scène aujourd’hui : une société en crise.
C’était mieux avant ? Mais l’événement destructeur a tout rasé, emporté sur son passage. Et cet avant même n’existe plus, épuisé de servir de repère fallacieux dont il est impossible d’oublier qu’il aurait pu être l’annonciateur de la catastrophe. Le seul événement qui intéresse Fassbinder, c’est ce mariage : rapidement filmée, évacuée, la cérémonie est à l’image de la guerre, brutale et insensée, extraordinaire aussi. Maria et Hermann signent leur contrat de mariage en une minute et entre deux bombes, sans un regard, sans un chichi. La portée de l’événement est faible, car le strict factuel n’intéresse que très peu Fassbinder : son centre et son pivot est l’absence de temporalité des sociétés en crise, la soumission des personnages aux événements. Il n’y aura pas de date, mais une ambiance, un étirement du temps de l’oubli, de la cicatrisation de la blessure en cours d’infection.
En l’occurrence, il s’agit de la société allemande d’après-guerre, du Berlin quadripartite ‑Maria vit visiblement du côté américain, de ses aspirations au confort moderne et au bonheur matériel. Maria fait partie de ces femmes, amantes d’un soir, élégantes d’un jour, qui cherchent à joindre les deux bouts sans jamais interroger sa conscience, mais ne désespérant jamais de l’avenir. Et pourquoi l’interrogerait-elle ? La première partie du film montre une femme obsédée par le retour éventuel d’un mari que tout le monde croit mort : des bras d’un Noir américain à ceux d’un industriel français, son cœur balance pourtant. A tel point qu’après le retour miraculeux, presque irréel, d’Hermann, la belle Maria hésite entre l’amour et le confort. Les temps changent, s’intervertissent lors du jeu de piste filmique : Hermann rentre mais laisse Maria au riche Oswald, revient après la mort de celui-ci pour conquérir un amour condamné dès la première scène. Tout s’enchevêtre, tout se mélange, parce que, dans les sociétés post-diluviennes, ce n’est pas la reconstruction qui compte, mais son mode d’élaboration.
Fassbinder a toujours eu la dent dure avec son propre pays : dans Le Mariage de Maria Braun, il présente un pays ruiné, troué physiquement, disloqué par le temps long et étiré d’un récit aussi métaphorique que pointilliste dont le décor est sans cesse parasité par de nombreux détails. Un visage clair peine à cacher le fond gris, la parole humaine est toujours remise en question par une radio, un cri, un son discordant. L’Allemagne est devenue une parodie, un déséquilibre, un pays d’attente. Et la souffrance est souvent mauvaise conseillère : le personnage d’Hermann intervient comme un rappel permanent de celle-là : prisonnier de guerre, relâché, trompé, puis écroué pour un meurtre qu’il n’a pas commis, il est la mauvaise conscience de Maria qui, peu à peu, sombre dans la folie. Folie consumériste tout d’abord, puis folie meurtrière.
Elle naît dans un pays qui ne réussit pas, pour Fassbinder, à inverser le cours des choses : le médecin se drogue, le libérateur est assassiné, et l’érotisme des corps nus est figé, à peine stimulé par le souffle d’êtres encore vivants, mais presque morts. L’un des jeux les plus flagrants de Fassbinder est celui du cache-cache entre l’avant-plan et l’arrière-plan, la représentation et sa contradiction : toute ouverture est annihilée par un entrelacs de portes, toute manifestation de joie est atténuée par un détail funèbre, toute sensualité est rendue caduque, fausse, vide ; La Mariage de Maria Braun est presque en cela un film de nature morte. Le décor est encombré, profusionnel, mais terriblement figé. Le réalisme de la reconstitution des années d’après-guerre, leur système D, leur surveillance permanente et leurs champs de ruines, ne crée pas seulement une forme de mélancolie suprême, mais également un burlesque, un ridicule, louchant sur l’hystérie d’une Maria peu encline à la mesure.
Et la mort revient, toujours. Hermann est amputé de son bras, l’Allemagne de sa conscience. Maria rit, éclate, se donne, mais reste incapable d’établir un contact avec l’autre, à l’image d’un pays qui écoute la radio, regarde la télévision… et gratifie sa reconstruction de nouveaux objets, de nouveaux joujoux qui mettent de côté l’humain et annihilent toute possibilité de renaissance. Tout se mélange, du rock au 23e concerto de Mozart en fond musical : on sait que le film commence dans l’immédiat après-guerre et qu’il se termine le jour de la finale de la Coupe du Monde 1954. Mais que s’est-il passé entre les deux ? Des atermoiements, des tentatives éperdues d’oubli et de retour à la normale – à une norme matérielle, mais pas de guérison humaine. Il reste un cortège d’ombres qui réussit à retrouver une quotidienneté rassurante sans parvenir à survivre.
La nouvelle histoire de l’Allemagne de l’Ouest, commencée avec ce film, s’achèvera plus avec Le Secret de Veronika Voss et Lola, une femme allemande. Fassbinder, peu religieux mais mystique du combat entre un idéal et un contexte, regrette l’absence d’entreprise sotériologique allemande. Qu’en est-il d’un monde où l’on sacrifie Kleist sur l’autel du marché noir ? Un monde de fuite, un monde dans lequel la croissance miraculeuse d’Adenauer n’a pas tout vaincu, et n’a pas réussi à inverser l’inversion morale : à cette image, Maria est à la fois la sainte, l’éperdue, la pute, la matérialiste, l’espoir et la mort. Elle est multiple et trouble. Après avoir accepté un pacte méphistophélien, Maria est tuée par la réalité immanente, celle d’un contexte générationnel qui hante le réalisateur. Le film date de 1979, au moment où une autre crise apparaissait. Mais Fassbinder n’aura pas eu le temps d’en faire la peinture acerbe.