Décidément énamouré de Fassbinder, l’éditeur Carlotta poursuit l’édition de l’œuvre du réalisateur allemand avec Le Monde sur le fil, seule incursion de l’artiste dans le domaine de la science-fiction. Réalisé pour la télévision, le film développe un discours visuel impressionnant, et annonce de façon troublante nombre de films aujourd’hui de référence, de Matrix à Inception en passant par Avalon.
Nous sommes dans un futur imaginé depuis 1973. L’ordinateur y est encore un objet fascinant, un bistouri pour de modernes docteurs Frankenstein. Car il s’agit toujours, évidemment, de créer artificiellement la vie. Avec l’ordinateur Simulacron, la science a donné naissance à quelques dizaines de milliers de consciences, qui évoluent dans un monde factice, sans se rendre compte de ce caractère factice. Affecté à la direction du projet suite à la mort accidentelle de son prédécesseur, le professeur Stiller se voit bientôt approché par des magnats de l’industrie, qui veulent dévoyer le principe du Simulacron. Il refuse, mais est bientôt entouré de phénomènes étranges, qui le plongent dans la paranoïa…
« La réalité n’est plus ce qu’elle était. » La phrase est-elle à imputer à Sutter Cane, le terrifiant Lovecraft de John Carpenter dans L’Antre de la folie, à un précurseur de l’informatique, ou encore à un pionnier du cinéma ? Une chose est sûre : cette sentence est toujours plus vraie, toujours plus confirmée par chaque avancée de la reproduction mimétique du réel, même si la préoccupation de l’art imitant la réalité ne date pas d’hier, ni de l’informatique, ni du cinéma. Avec un don de prophétie étonnant, la communauté des auteurs de science-fiction a souligné dès les prémices de l’ère numérique l’imminence de la métamorphose de l’écran en miroir. L’invasion du principe de mouvement dans la réalité alternative de l’informatique, la multiplication des avatars sur les réseaux sociaux et dans les jeux en ligne confirme aujourd’hui l’existence d’une réalité guère plus épaisse qu’un disque dur portable, et pourtant presque tangible. Le vertige paranoïaque de la confusion entre réel et imaginaire est aujourd’hui une problématique centrale du cinéma – un cinéma qui, par ce biais, s’interroge, le plus souvent, sur son propre rôle de miroir, son propre rapport au réel. Ce métacinéma n’a rien de récent : les années 1970, ainsi, virent notamment la lyrique Rose pourpre du Caire de Woody Allen, et ce plus sévère Monde sur le fil.
La filmographie du réalisateur de l’Allemagne en automne ne laisse pas de surprendre par son aspect versatile, pour qui la redécouvre aujourd’hui. La contribution de Fassbinder au genre de la science-fiction relève avant tout de la création d’ambiance. Fassbinder choisit ainsi de remplir son écran de formes géométriques pures, de traits droits allongeant le cadre – une sorte d’esquisse de Kandinsky. Ses acteurs sont donc souvent géométriquement soumis à ces formes pures. Un protagoniste voit son visage intégralement caché par une sphère de verre géante, une discussion oppose plusieurs personnes tandis qu’on ne peut faire mieux que les deviner, au travers d’un empilement de cylindres blancs – jusqu’à une scène où deux interlocuteurs en train de discuter se mettent à tourner sans fin dans leurs fauteuils en continuant leur échange… La caméra elle-même semble se plier à la pureté des lignes, s’autorisant des panoramiques droits ou circulaires sans fin.
Ainsi Fassbinder doute-t-il, avec son personnage, de la réalité qu’il dépeint. Au fur et à mesure que le récit progresse, les couleurs sont de plus en plus outrées, opaques ou brillantes, toujours plus éloignées des nuances du réel. Le jeu des acteurs lui-même perd en spontanéité, jusqu’à un final surjoué au possible. Il s’agit, pour Fassbinder, de s’approprier la paranoïa de son personnage, de changer l’essence narrative du récit – de remplacer le récit purement littéraire par un récit d’essence visuelle.
Reliant directement son film à l’allégorie platonicienne de la caverne – caverne qui est d’ailleurs explicitement présente à l’écran, lors d’une représentation de théâtre – Fassbinder fait sien le doute sur la nature du réel. Ce doute l’habitera dans les années qui suivirent, jusqu’au final baroque et onirique de Berlin Alexanderplatz, mais plus encore, sa perception de la dualité du réel va marquer à un point impressionnant le cinéma des temps à venir – à tel point qu’on peut se demander si les frères Wachowski ne citent pas littéralement le Monde sur le fil dans Matrix, tandis que Mamoru Oshii a à l’évidence calqué la trame de son chef-d’œuvre Avalon sur le film de Fassbinder. Redécouvrir aujourd’hui cet étonnant téléfilm esthétisant, vertigineux et perfectionniste, permet de se rendre compte de la versatilité du talent de Fassbinder.
D’un point de vue éditorial, cette édition du Monde sur le fil peut surprendre : habitués que nous sommes aux somptueux bonus proposés par Carlotta sur ses précédentes éditions du réalisateur, c’est avec étonnement que l’on peut considérer le seul bonus audiovisuel de cette édition, un documentaire intéressant – mais peut-être un peu versatile – regroupant des interviews de participants au film. C’était sans compter avec la plaquette proposée en plus du DVD, qui regroupe, elle, un choix plus que pertinent d’extraits d’interviews, de coupures de presse, et de textes de Fassbinder lui-même. Pour un film dont la vision s’impose déjà, ces suppléments constituent une approche supplémentaire d’autant plus précieuse.