On n’a pas fini d’explorer l’œuvre de R.W. Fassbinder. Régulièrement, il en ressort une pépite oubliée, laissée de côté par le flux de sa productivité surhumaine. En tournant parfois jusqu’à sept films par an, Fassbinder prenait tout le monde de vitesse, y compris son public. Aujourd’hui, trente ans après sa mort, nous lui courons toujours après. Gageons qu’il faudra encore du temps pour rendre à chaque pièce du puzzle la place qui lui convient.
Je veux seulement que vous m’aimiez date de 1976 et fut produit pour la télévision allemande. Le passage par la petite lucarne n’altéra d’aucune façon le style de RWF. Son écriture s’est maintenue dans toute sa superbe, ne lâchant rien de sa mobilité ni de son inventivité. Il ne perdit rien non plus de sa crudité figurative (Fassbinder dénude ses personnages et n’en cache rien, surtout pas le sexe), ni de l’acuité de sa pensée, adhérant à son époque (le crépuscule du miracle économique allemand) comme un film plastique sur son objet. On trouve toujours chez lui ce souci de toucher le plus grand nombre, typique de sa seconde période – après les œuvres radicales et très référencées des débuts – qui passe par une séduction de la forme, sans jamais rien lâcher sur la violence des rapports (in)humains représentés. On l’aura compris : entre le grand et le petit écran, entre la scène et l’écrit, partout où s’est posée sa folle activité, il n’est qu’une différence de support. Même si, en face, le public n’est pas le même (beaucoup plus vaste et populaire pour la télévision), chez RWF, tout procède d’un même geste, d’un même cri.
Celui-ci est, très clairement, le film de la dépense. Rarement, chez Fassbinder, les chiffres auront-ils autant dominé, apparaissant dans toute leur glaciale nudité. Il prennent une importance telle qu’elle vire à l’obsession et donne au film sa structure entropique de décompte infernal. Car au centre du récit se trouve un personnage fassbinderien en diable, qui dépense sans compter et ne reçoit rien en retour. Il court, il court, l’ouvrier maçon, après sa chimère de la reconnaissance sociale et signe un pacte faustien avec le Crédit.
Peter ne compte pas ses heures. Il prend sur son temps libre pour construire une maison à ses parents, des petits commerçants mesquins et mal-aimants. Résultat : deux semaines de reconnaissance, annoncés par un carton lapidaire, avant l’oubli. Il ne compte pas plus les heures supplémentaires qu’il passe sur son chantier à Munich, pour subvenir au confort matériel de sa femme qui, vite, tombe enceinte. Résultat : des crédits contractés et leurs échéances mensuelles, qui s’enroulent à la cheville de Peter. 500 marks par-ci, 1000 marks par-là. Les chiffres ne cessent de pleuvoir sur sa tête, décochés à chaque scène comme des coups de fusil. Ces chiffres qui s’infiltrent partout et pendent à chaque objet comme une étiquette, grignotent toujours plus de terrain. On ne s’interroge que très rarement, au cinéma, sur la valeur des choses. Ici, les choses sont rigoureusement évaluées avec une implacabilité qui fait froid dans le dos. Chaque prix est énoncé clairement, afin que le spectateur sache bien ce qu’il en coûte et que chaque élément de décor ne soit jamais un simple accessoire dans le champ, mais un poids, une épine, une plaie toujours plus profonde au cœur de Peter.
L’argent, c’est du temps. Mais c’est aussi de la force de travail, que Peter consume, de la santé, qu’il épuise, et de l’enthousiasme, qu’il écorne. Alors que rien ne lui est épargné, tous les efforts qu’il produit pour « seulement être aimé », s’épuisent en pure perte. C’est précisément parce qu’il habite cette zone indécidable où la carence affective se résout dans sa traduction chiffrée que Peter fonce tête baissée dans le piège de l’endettement. Rarement avait-on rencontré un Fassbinder aussi mécaniste, aussi mathématiquement logique. La rigueur de son équation, posée ligne par ligne, s’applique à décrire une sorte d’effet Joule du sentiment, brûlant en vain dans la société allemande des années 1970 sans jamais la réchauffer.
Le pendant de cette dépense effrénée, c’est bien évidemment l’accumulation des objets, que les vitrines des rues dégueulent et qui, tels des intrus, finissent par envahir l’espace intime des jeunes mariés. Fassbinder, en faisant rentrer dans son champ le triste horizon esthétique du confort bourgeois, dessine un visage de l’Allemagne partagé entre ses grands chantiers de construction (Munich) qui ressemblent à des champs de ruines, les allées des grands magasins et les intérieurs Helmut Schmidt. À ce titre, le film risque d’en rebuter plus d’un – c’est étrangement l’une des principales résistances qu’on oppose au cinéma de Fassbinder. La laideur crue des objets exposés tels quels, leur empilement sans (bon) goût dans des espaces froids, leur obscénité à faire saillie dans le plan, à égalité avec les humains, ne satisferont jamais le regard amateur de joliesses. Certes, ils laissent un sale goût dans la bouche. Mais s’en tenir à cela, ce serait oublier qu’à leur endroit réside une bonne part du discours de Fassbinder.
Peut-être ces objets, débarrassés de leur écrin publicitaire, apparaissent-ils comme trop réels pour le mélodrame. Peut-être viennent-ils trivialiser le drame des sentiments auquel le genre nous prépare. Mais c’est leur valeur documentaire que le cinéaste fait entrer, avec eux, dans le récit : la laideur des productions d’un capitalisme expansif, la bêtise d’une consommation coupée de ses besoins réels, le vampirisme de gadgets qui occupent toujours plus de place et recouvrent les plaies de l’Allemagne, comme on cache la poussière sous le tapis. Face à leur toc émerge une sensation d’écœurement qui n’a fait que grandir avec les années. Le vernis des vases, le formica des tables, les teintes brunâtres, le reflet louche des éclairages, les motifs oppressant des papiers peints, font monter une nausée qu’on assimile trop vite au kitsch.
Il y a toujours eu quelque chose de journalistique dans le travail de Fassbinder, qui réagissait à chaud aux événements de son époque. Ce n’est pas pour rien que ce film s’inspire d’un fait divers : le cinéaste a trouvé là un symptôme de son temps, un « cas », un dossier à ouvrir. Les films de Fassbinder sont souvent de grandes marmites thématiques qui permettent d’enchaîner différents « airs du temps » à un unique fait. Je veux seulement que vous m’aimiez prend la forme d’un témoignage rétrospectif, d’une pseudo-interview, et l’histoire qui se déroule sous nos yeux est celle que Peter raconte à son assistante sociale. Ceci permet au cinéaste de manier sa matière temporelle avec une grande élasticité : flash-backs et flash-forwards perturbent régulièrement le récit sans crier gare et lui confèrent la forme libre de la confession.
Fassbinder n’enregistre pas pour autant les remous de son époque. Il n’agit pas comme un sismographe. Il la recrée, il la fige. Il la fixe dans la pose qu’elle se donne pour en faire ressortir l’outrance. Il faut voir à quel point le monde est froid chez le cinéaste : la verdeur qui se reflète sur les visages, l’immobilisme qui s’empare des corps environnants, le silence glacial qui soutient le dialogue. La distinction apparaît nettement entre ceux, minoritaires, qui vivent encore et ceux, majoritaires, qui se sont laissés bouffer par le calcul, par les chiffres. Les personnages principaux, dont le cœur solitaire bat dans un silence de mort, sont cernés par un peuple de zombies, de vampires, de goules – commerçants, vendeurs, fonctionnaires, parents – prêts à fondre et se repaître de leur sang frais. N’est-il permis de voir, en cette subite étrangeté des choses familières, qu’un héritage brechtien ?
Car, en effet, la seule chose qui puisse sauver un personnage de la monstruosité et du calcul – et donc du froid vernis de la zombification – chez Fassbinder, c’est sa propension au sentiment. Serait-ce pour cette raison, couplée à son obsession des chiffres, qu’au lendemain de sa mort par overdose de travail, de drogue, de vie, les journaux allemands ont comparé le plus allemand des cinéastes à Balzac ?