(Précédemment…)
« On voit bien que tu n’y connais rien en matière d’aventure. »
Don Quichotte à Sancho Pança
« Fuck the thing » : c’est à ce cri de ralliement que Gerry et Gerry se convainquent de renoncer à leur projet initial de balade, et décident de s’en retourner à leur voiture. Ainsi, le destin tragique des deux marcheurs semble résulter non pas d’un comportement dangereux, mais être conditionné plutôt par leur attitude paresseuse et nonchalante. C’est comme s’ils étaient jugés coupables de planter là la fiction, de ne pas vouloir remplir leur rôle de personnages. S’agirait-il d’une réminiscence hitchcockienne? Car c’est exactement la même malédiction qui frappe Marion Crane dans Psychose. La jeune femme avoue à Norman Bates, après un repas passé ensemble, qu’elle a décidé de rebrousser chemin avant qu’il ne soit trop tard, afin de réparer son vol, alors même qu’elle n’est plus qu’à une trentaine de kilomètres sa destination, la petite ville de Fairvale. On peut se demander si ce changement d’avis brutal, ce refus de mener une aventure romanesque n’est pas la cause de sa disparition du scénario. Il semblerait de même que ce soit bien cette versatilité qui soit fatale aux personnages dans Gerry. Les randonneurs refusent de se rendre, comme initialement prévu, d’un point A à un point B, et cette volonté de s’extraire de la fiction paraît impardonnable, irréparable. Le vrai « gerry », la bourde suprême, c’est bien cela, le renoncement au rôle auquel on s’était engagé. Le désir profond de Gus Van Sant de réaliser un film qui fasse table rase passe par un refus de la narration classique, mais aussi par son remplacement par d’autres formes de fiction, tirant à la fois le réel dans le récit, mais aussi en se déplaçant vers la fabulation.
Documenter l’aventure du tournage
Deux jeunes gens partis en balade se sont perdus et sont morts à moins de 300 mètres de la route qu’ils n’ont eu de cesse de chercher pendant plusieurs jours : c’est à partir de ce fait divers lu dans le journal que s’est élaboré le scénario écrit par le réalisateur et ses deux acteurs. Car si les personnages semblent faire de la résistance, les acteurs, eux, se sont largement investis dans la conception du film, au point que Casey Affleck a participé aux repérages. Comme une éponge, Gus Van Sant aime se laisser imprégner des idées qui gravitent autour de lui, et attendre que le projet se précise pour décider d’intégrer ou non les éléments qui lui ont été proposés par des tierces personnes. Il affectionne l’idée que le film soit avant une aventure commune, ou pour reprendre les termes de Rivette, un « documentaire sur son propre tournage ».
Le terme « Gerry » qui est aussi bien le titre du film que la dénomination commune aux deux personnages du film est très éloquent quant au mouvement de va et vient qui s’opère dans le travail de Gus Van Sant entre le moment d’élaboration du projet et le film lui-même. Ce terme a été inventé par Matt Damon et son vieil ami Ben Affleck (frère de Casey) dans un cadre privé. Issu d’un langage imaginaire, il peut se conjuguer: « We gerried the way » ou « I thought you gerried the rendez-vous ». Il signifie quelque chose comme « connerie » et plutôt que de considérer qu’il sert de prénom aux deux protagonistes, on peut penser qu’il s’agit d’une insulte affectueuse, dont s’affublent les deux potaches. Ce qui est intéressant dans l’utilisation de ce mot inventé, c’est qu’après avoir connu une existence relevant de la pure sphère privée, il a été révélé au cinéaste, et dès lors, largement usité sur le tournage du film : « En Argentine, un soir, on a roulé très longtemps dans la mauvaise direction… Un “gerry” typique… Chacun de nous a connu un passage à vide, un moment où il voulait tout abandonner : c’est aussi l’histoire que le film raconte. Il y a une multitude de “gerry” sur Gerry. », raconte le cinéaste. La pure invention se met à recouvrir une signification pour un certain nombre de personnes impliquées dans l’aventure. La sphère de compréhension et d’usage du mot s’élargit jusqu’à devenir totalement publique en étant intégrée dans le film fini, comme titre et comme mot de vocabulaire courant, aussi bien verbe qu’adverbe ou nom. De privé, il est devenu parfaitement partageable et ne paraît pas du tout relever de la private joke, et, de plus, il rend compte de toutes les étapes de fabrication du film, il est comme un fil rouge qui représente verbalement toute la continuité du processus de création cinématographique.
« Prendre quelque chose en l’état et le faire mien » : c’est ainsi que Gus van Sant formulait le problème de mise en scène que lui posait Psychose. C’est aussi le mouvement qu’il réussit parfaitement à opérer avec ce mot, de façon anecdotique, mas aussi avec tout l’esprit d’une génération. Au sujet du tournage de Will Hunting où figurait déjà Matt Damon, Gus Van Sant raconte : « J’essayais d’utiliser des attitudes, des tics, des choses vraies de Matt dans le film. » Le statut des personnages s’ouvre donc à une forte perméabilité du réel. Le monde de la fiction semble de toutes parts traversé par des surgissements du monde réel, du moment du tournage ou de l’écriture du film, et cette indétermination des personnages vis-à-vis de la fiction y participe très nettement. En effet, au delà du simple terme « gerry », on se rend compte à quel point Gus Van Sant arrive à plier son projet esthétique à la matière documentaire que lui offrent ses deux scénaristes. « Je suis un spectateur, un mateur avant tout. C’est ce que je fait sur Gerry : avant d’être un director, je suis celui qui regarde des corps bouger dans l’espace. » En effet, le récit plutôt que de nous livrer des détails sur la psychologie des deux protagonistes, préfère s’engager dans une voie plus contemplative. Loin de révéler des attitudes ou des réactions inattendues de le part des personnages, l’aventure les laisse à mille lieues de tout pathos. De leurs sentiments, de leur vie quotidienne, nous ne saurons rien. La mise en scène se concentre au contraire sur la présence, ici et maintenant, des deux corps.
Prenant en quelque sorte au mot les deux garçons qui refusent de faire leur cinéma, le cinéaste ne dramatise pas l’événement, s’amuse à perdre ses créatures dans le cadre, et à les filmer dans un ici et maintenant qui ne connaît pas de hors-champ. Le film, en se concentrant sur les corps en train de se déplacer, les met à l’épreuve. Les acteurs acceptent tous les mauvais traitements appliqués à leurs corps cobayes : laisser leur peau brûler par le soleil, effectuer de longues prises durant lesquelles ils gravissent des collines escarpées. Le statut de ces corps est donc nécessairement ambigu pour le spectateur. Plus que des personnages, ils jouent les cobayes d’expériences d’endurance perpétrées à leurs dépens. Comment un comédien dit-il son texte après avoir avalé un dénivelé de 200 mètres? Comment respire-t-il en marchant pendant plusieurs minutes d’affilée? Les questions auxquelles Gus Van Sant cherche des réponses relèvent de l’enquête physiologique plus que psychologique. Gerry est aussi le portrait en action des deux acteurs; c’est aussi en quelque sorte un documentaire scientifique sur la résistance des corps à l’effort. « J’aime observer mes personnages. Je répugne à suivre la manière traditionnelle qui consiste à coller aux motivations des personnages, à les décrire. », déclare, dans un entretien Gus Van Sant à propos d’Elephant.
Déplacer la fiction
Au-delà de l’intégration dans la fiction d’éléments provenant du réel des acteurs, le cinéaste décale aussi la fiction vers de micro-événements. La propension des deux amis à converser pourrait nous faire penser aux personnages d’Éric Rohmer, qui devisent à longueur de films. Pourtant, chez le cinéaste français, chacun parle de ce qui lui est arrivé réellement, en propre. Chez Gus Van Sant, le dialogue évoque des jeux télévisés ou vidéo. Les protagonistes se plaisent à discourir, mais d’événements qu’ils n’ont vécu que virtuellement, de façon médiatisée. Et c’est justement là, dans ce type de récits, que se situe la dramatisation du film : elle n’a pas disparu, elle a tout simplement glissé. La fiction globale est certes totalement dépourvue de suspense, la caméra y est des plus visibles, le réel du tournage transparaît sans arrêt, les personnages ne sont pas constitués comme tels et quittent le navire, à la première bifurcation après nous avoir embarqués en plein désert. L’expérience de Psychose a peut-être été un pas décisif pour Gus Van Sant dans cette intuition, que l’on peut plus développer un récit à la Hitchcock. Néanmoins, cette impossibilité à produire un déroulement classique de l’histoire ne débouche pas sur l’idée que le cinéma serait mort ou cause perdue, mais simplement qu’on peut, qu’il faut fictionner autrement. Ainsi, la fiction ne concerne en aucun cas le sort global de ces corps en mouvement, mais elle se décentre sur le langage qui va servir à produire des micro-fictions qui jouent bien sur un certain suspense, un enchaînement des événements…
« I conquered Thebes. » C’est par cette affirmation quelque peu surprenante au vu du contexte que commence le long récit de Gerry-Casey Affleck. Il narre avec force détails les péripéties de son avancée dans un jeu vidéo ayant pour cadre la Grèce Antique. La nuit vient de tomber sur le désert, alors même que les deux garçons n’ont ni eau, ni repères géographiques. Leur situation personnelle a pris un tour définitivement tragique. Néanmoins, aucune animosité ne sévit entre les deux hommes, aucune peur n’est tangible, aucun énervement ne se fait sentir. Aucun sentiment n’est décelable chez eux, seule l’ironie en tient lieu. Ils réagissent à contre-pied de ce qu’on attend généralement dans un film. Alors que Casey Affleck nous proposait jusque là en toute modestie de suivre uniquement une balade dans le désert, il se crédite soudain d’actions des plus héroïques et de responsabilités écrasantes auxquelles s’ajoutent toutes les catastrophes naturelles envisageables, éruptions volcaniques, inondations, etc. « Je faisais du négoce avec douze cités et j’avais une armée très puissante », peut-on entendre.
« Je te déteste, dit Matt Damon en riant. – C’est vrai ?, repartit Casey Affleck. – Non, mais j’ai très chaud devant et très froid derrière. » En tournant en dérision le sort tragique qui leur incombe, les deux personnages font subir au tragique un profond décalage. Au lieu de s’appliquer au récit global des deux Gerry que nous suivons, il intervient dans le récit de faits antérieurs, virtuels, et sans relation avec la situation qui nous occupe. Le ton du récit est des plus sérieux et contraste très fortement avec les échanges précédents qui concernaient la vraie situation tragique des personnages. La chronologie des faits relève également de l’absurde (« J’ai conquis Thèbes il y a deux semaines » et « J’avais régné sur cette région pendant 97 ans. »), car elle mêle l’actuel des jeunes gens à la temporalité antique et accélérée du jeu, elle mélange le quotidien et le mythe, de même que le registre lexical employé mêle vocabulaire parlé et courant à des termes plus spécialisés traitant de pratiques religieuses polythéistes. Or, c’est bien une des propriétés fondamentales du cinéma que de présenter dans un espace unique, celui de l’écran, des actions, récits aux temporalités variées. Gus Van Sant joue à varier les rythmes narratifs à l’extrême. Il invente un mythe grec incluant plusieurs civilisations et en balaie le récit en quelques minutes, ce qui contraste fortement avec les longues cellules de plan au cours desquelles les deux corps sont montrés pendant dix minutes marchant au ralenti. L’économie narrative du film ne suit pas une continuité où la temporalité agirait comme un condensé de temps réel. Le temps ici se partage entre très longues ellipses de moments complètement occultés et longs blocs de durée sans ellipse.
Le jeune homme raconte avec un intérêt croissant les contretemps, difficultés, révoltes qui se succèdent à grande vitesse dans son récit. Le film joue sur le contraste entre ce ton vif et la désinvolture dont font montre les personnages à l’égard de leur propre aventure sur laquelle ils semblent n’avoir rien à dire. La capacité à fabuler des personnages ne se situe pas où on l’attendait. Alors qu’ils semblaient pris dans une grande humilité et peu enclins à faire les stars, ils finissent par se piquer d’héroïsme. Il est cependant très ironique que la fiction se fasse sur le modèle de l’épopée : Gerry-Casey Affleck qui ne parvient pas à transformer l’aventure décisive de son existence en tragédie a pourtant été à bonne école au contact des mythes et de héros antiques et exemplaires. C’est de la souplesse du langage, beaucoup plus que de l’aventure vécue, que naît la puissance de fabulation du récit.
Serge Daney, parlant dans la postface de son recueil d’articles intitulé La Rampe, tente de tracer les grandes lignes de l’évolution d’une esthétique du cinéma. Selon lui, le cinéma dit classique se serait caractérisé par le mythe du « secret derrière la porte », pour reprendre le titre d’un film de Fritz Lang qui décrit bien ce qui désigne l’obsession du personnage classique de mener à bien l’intrigue du film en se démenant dans le but de résoudre un mystère. Ensuite, Daney attribue au cinéma qui n’est plus ni classique, ni moderne, une « scénographie de la visite guidée ». Dans le désert, fi de la moindre porte, et donc d’un quelconque secret. Mais là, si l’on peut parler de visite, on peut difficilement la qualifier de guidée. Les deux protagonistes ont en effet perdu tout sens de l’orientation, tout point de repère. Son refus de raconter un récit classique se fond sans cesse dans le caractère désinvolte de ses personnages. « Pris entre “la réserve cool et la panique muette”, les deux Gerry sont là ici et maintenant, et c’est tout. […] Ils sont perdus dans le désert, et ils n’en font pas un drame. » Cette absence de dramatisation que relève Stéphane Delorme étonne pendant tout le film, tout en révélant le principal trait de caractère de toute la génération revenue de la gravité des années 80, et qui affecte une ironie impassible en toute circonstance. C’est comme si ces personnages refusaient de faire leur (du) cinéma. Il y a comme une pudeur du personnage contemporain qui ne veut pas trop se faire remarquer, qui pense que le spectateur n’est pas vraiment dupe de tout ce qu’il voit sur l’écran.
Image du temps, images dans le temps
« C’est plein de dinosaures, par ici », dit Casey Affleck à Matt Damon au coin du feu lors de leur première nuit dans le désert. Les personnages rechigneraient-ils à s’engager dans la fiction par peur de se mesurer à leurs glorieux aînés ? Au cours du film, on a souvent l’impression qu’ils remplissent sagement leur rôle de petit point mobile dans le cadre, comme conscients de n’être que des figures destinées à une surface plane et s’inscrivant dans une histoire des images. Les images cinématographiques qui hantent ces lieux sont en effet légion. Ce désert précisément renvoie au souvenir des multiples westerns qui s’y déroulent, et en particulier aux Rapaces (1924, Erich von Stroheim), dont Gerry cite le plan (quoique avec un cadrage un peu plus large) dans lequel McTeague se hisse sur le corps de Marcus pour le mettre à mort. En effet, les images ne naissent pas d’elles-mêmes, mais s’intègrent dans une chaîne, dans une histoire. Ainsi, il n’est pas question chez Gus Van Sant que l’image fasse son temps, un point c’est tout. Soit qu’elle s’invite à rester plus que de raison, ralentie à l’extrême en postproduction, étirée autant qu’il est possible, soit qu’elle ressurgisse là où on ne l’attendait pas. Elle refuse catégoriquement de se soumettre à ce déroulement impitoyable du cinéma qui voudrait qu’elle apparaisse un 24ème de seconde pour disparaître à tout jamais. Casey Affleck meurt, victime de son ami, qu’à cela ne tienne ! Il réapparaît en bourreau sous forme d’un jeu vidéo dans Elephant, et le nom de Gerry revient pour évoquer le maître de cérémonie d’un jeu de rôle dans Last Days (2005).

Les Rapaces, Erich Von Stroheim (1924)
Ce sont bien des images-momies qui circulent dans l’œuvre de Gus Van Sant, plus que des dinosaures. « J’avais une sorte d’accord avec mon opérateur : il tournerait ces paysages de nuages chaque fois que possible, mais avec une autre caméra, de manière presque automatique » , confie Gus Van Sant à propos de My Own Private Idaho. On peut déduire de ces propos, que les images de nuages dont il est question se retrouvent probablement dans tous les films postérieurs du cinéaste, et qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’elles proviennent peut-être de ce tournage-ci. Ces images atmosphériques, images du temps, par définition peuvent être filmées de n’importe où et en raison du pouvoir de déterritorialisation de l’image propre au cinéma, elles peuvent être intégrées n’importe où. Elles ne se donnent de toute façon que dans le temps de déroulement de la projection.
Cette obsession de la disparition de l’image se fait jour dans Elephant, et spécialement à travers la séquence du couloir qui, entêtée, surgit par trois fois, vue sous trois angles différents, mais avec inlassablement les mêmes gestes, les mêmes dialogues, provoquant un sentiment de déjà vu, une impression qu’il y a eu une erreur dans l’enchaînement des bobines. « Si le cinéma était une mémoire, il en serait une mauvaise, puisqu’il répète les mêmes mouvements et paroles », écrit Jean-Louis Leutrat. En cela, Gus Van Sant n’oublie pas que la « caméra est une machine », et qu’il faut la considérer comme telle. Si cette machine capture les images, si elle leur permet de ne pas disparaître, la conséquence en est que l’image se voit figée par cette conservation. La caméra sauve l’image d’une mort totale au présent, mais la fixe dans une temporalité factice qui ne relève plus du vivant. La caméra fonctionnerait donc bien comme une machine à embaumer, c’est-à-dire à préserver de la décomposition en arrêtant le cours du temps. Or, si les images sont conservées intactes par l’embaumement cinématographique, il n’en va pas de même pour tous les corps. Les corps des deux Gerry subissent une dégradation accélérée du fait des conditions extrêmes (absence d’eau et de nourriture, marche, soleil, etc.) qu’ils subissent. L’image conserve le temps qui précède la mort du corps, mais elle ne peut pas l’empêcher. Le seul Gerry qui ne meurt pas est celui qui a pris la peine de s’enturbanner dans un linge bleu, qui a lancé un processus de conservation de son corps. Cette question-réponse de Pascal Bonitzer citée par Jean-Louis Leutrat nous rappelle pourquoi : « À quoi sert une momie ? À préserver le visage. »