Si le Psychose de Gus Van Sant est en théorie le remake plan par plan de celui d’Alfred Hitchcock, de nombreux points les distinguent. En premier lieu, le jeu de leurs actrices respectives, Anna Heche et Janet Leigh.
Dans un article paru dans la revue britannique Screen en 1978, John O. Thompson suggère de transposer à l’étude de l’acteur de cinéma une technique issue de la sémiologie : l’épreuve de commutation. Il enjoint l’analyste à se figurer un ou une autre interprète en guise de celle ou celui qui joue effectivement dans le film, et à imaginer les conséquences de cette substitution : qu’aurait été Vertigo si Vera Miles avait tenu la place de Kim Novak, Le Magicien d’Oz si Dorothy était jouée par Shirley Temple plutôt que par Judy Garland, Citizen Kane si Spencer Tracy avait chaussé les bottes d’Orson Welles ? L’importance de la contribution actorale se mesure alors dans le creux laissé par la disparition de l’interprète ou dans la prise de conscience de ce qu’un ou une autre injecterait à sa place au rôle. L’obsession nécrophile d’Hollywood pour les suites, les remakes et les reboots a régulièrement permis d’observer les effets de telles substitutions – on pense notamment aux quatre versions de A Star is Born dans lesquelles Janet Gaynor, Judy Garland, Barbra Streisand et Lady Gaga ont tour à tour habillé de leur jeu et de leurs personae un rôle qui aurait été à l’origine inspiré par une autre star de l’âge d’or, Barbara Stanwyck. (Ma préférence personnelle va à Garland, dont la tragédie personnelle semble vampiriser le film, ravalant en sous-main jusqu’au personnage de Norman Maines.)
En rédigeant à la fin du mois d’août un hommage à Anne Heche, j’ai aussitôt pensé que le remake honni de Psychose d’Alfred Hitchcock (1960) par Gus Van Sant (Psycho, 1998), qui prétend reprendre à la lettre le découpage du maître, constituerait un terrain de jeu idéal pour mesurer l’apport de l’actrice américaine à la figure énigmatique de Marion Crane, en comparaison avec son illustre prédécesseuse, Janet Leigh. En neutralisant de la sorte le paramètre de la mise en scène, ce film aurait dû, en théorie, permettre de mettre à nu la contribution effective des deux actrices à l’esthétique des deux œuvres et à la caractérisation du personnage. Malheureusement, le remake se révèle moins la copie conforme attendue qu’une approximation du film original : à la fois trop proche pour ne pas évoquer en permanence le souvenir de son aîné et trop dissemblable pour constituer le parfait objet théorique espéré. Van Sant semble du reste jeter l’éponge dès sa première séquence, dont le découpage n’a rien à voir avec celui du film d’Hitchcock, dans une forme d’aveu d’impuissance face à l’entreprise vertigineuse dans laquelle il s’est lancé. Ce faux départ permet cependant d’esquisser immédiatement ce qui va distinguer les deux Marion Crane et la place qu’elles vont chacune occuper dans l’économie visuelle et narrative des deux films.
Le vice et la vertu
Dans Psychose comme dans son remake, la caméra se faufile à travers les persiennes d’une chambre d’hôtel pour introduire Marion Crane et son amant, Sam Loomis (John Gavin dans la version originale, Viggo Mortensen dans le remake), un homme divorcé et sans le sou que l’héroïne retrouve en cachette pendant ses pauses déjeuner. Il faut sans doute commencer, avant même de parler de leur interprétation, par dire un mot de ce qui, d’emblée, distingue les deux actrices. Les traits de Leigh sont durs et anguleux, son front est barré par d’épais sourcils bruns, ses yeux sont de couleur sombre et ses pommettes saillantes ; Heche, quant à elle, est toute en courbes claires : visage en cœur, yeux translucides aux sourcils à peine dessinés, nez et joues ronds. Elles portent toutes deux les cheveux courts mais, tandis que la coupe en volume et permanentée de Janet Leigh évoque la sophistication surannée de l’Amérique des années 1950, les cheveux peroxydés et englués dans le gel d’Anne Heche revisitent la coupe garçonne plus moderne d’une Jean Seberg à la sauce Melrose Place. Le choix des costumes renforce l’opposition des deux actrices : les chemisiers unis portés par Leigh, aux larges cols et boutonnés jusqu’au cou, accusent les angles de ses épaules et mettent en valeur son port élégant tandis qu’Anne Heche porte des ensembles aux couleurs artificielles (rose puis orange vif), chargés d’ornements kitsch (motifs imprimés, énormes boutons en forme de fleur), complétés par des accessoires bas de gamme (lunettes de soleil fumées aux montures en plastique, ombrelle en papier) et un maquillage un peu toc (notamment son vernis à ongles rose électrique). Au moment du tournage de Psychose, Janet Leigh a trente-trois ans – seulement quatre ans de plus qu’Anne Heche. Alors qu’elle est montrée comme une femme mature, soucieuse de maintenir jusque dans cette situation « scabreuse » une certaine forme de distinction et de maîtrise d’elle-même, Heche donne plutôt au personnage des allures de jeune femme mutine, libre et délurée. Elles ont cependant en commun des voix plutôt graves au timbre légèrement voilé et un regard d’une grande expressivité qui confère immédiatement une forme de vivacité et d’intelligence à leurs personnages respectifs.
On a beaucoup reproché à la version de Van Sant de s’évertuer à rendre grossièrement explicite le sous-texte lubrique du film initial – par exemple, en bruitant de manière comique les frictions masturbatoires de Norman Bates reluquant Marion Crane à travers son œilleton. Cette dimension explicite du remake est nettement perceptible dès sa première séquence : on découvre Sam et Marion encore allongés dans le lit, Mortensen reste entièrement nu tout du long de la scène et l’on entend un autre couple faire l’amour dans une chambre adjacente. Mais l’essentiel tient surtout dans le délai choisi par chacun des deux cinéastes avant de dévoiler au spectateur le visage de leur héroïne.
Chez Van Sant, le mouvement d’appareil qui nous a permis d’entrer dans la pièce ne s’interrompt pas au pied du lit et se poursuit jusqu’à nous mener à un gros plan en plongée totale sur les deux comédiens. Ce gros plan inaugural, qui offre immédiatement au spectateur un accès privilégié au visage d’Anne Heche, annonce une focalisation du point de vue sur Marion dans le reste de la séquence. Il est d’ailleurs immédiatement suivi d’un insert sur le sandwich que l’héroïne n’a pas mangé, insert qui figure déjà dans la version de 1960, où le raccord était provoqué par la seule réplique de Sam (« You never ate your lunch ») et ne correspondait au point de vue d’aucun des deux personnages. Dans la version de Van Sant, au contraire, c’est un raccord regard qui nous permet de passer d’un plan à un autre : Anne Heche lève les yeux vers la table de chevet hors champ, assurant la suture avec le gros plan du sandwich. Après un très gros plan d’une mouche, absent du film original, on revient au plan précédent , juste à temps pour attraper le visage de l’actrice au moment où elle récite la blague de Marion sur son patron (« Those long lunch hours give my boss excess acid »). Heche laisse alors échapper un petit gloussement autosatisfait, comme si le personnage se gaussait de sa propre blague à notre intention, puisqu’elle tourne à ce moment-là le dos à son partenaire et que nous sommes seul·es à distinguer son visage. Dans l’échange qui suit, on sent que l’actrice fait des efforts pour colorer le texte abrégé de petits effets de naturel : par exemple, elle laisse échapper à plusieurs reprises des soupirs de lassitude, s’interrompt en pleine phrase pour frotter brièvement son nez sur le visage de son partenaire ou ménage des ruptures inattendues au milieu de ses répliques, qui donnent l’impression qu’elle improvise son texte en parlant. Dans ces effets et dans sa manière de débiter ses répliques à toute allure, Heche installe également une forme de désinvolture qui donne une toute autre couleur au personnage, moins abattue que vaguement ennuyée par la relation précaire que lui impose son amant.
Le reste de la séquence fonctionne au diapason de ces premiers plans : outre sa diction plus contemporaine, la comédienne instille à ce qu’il reste des dialogues originaux une forme de distance ironique. En 1998, Marion Crane ne se soucie visiblement plus autant de sa respectabilité qu’en 1960 et ne semble pas dépendre autant de son amant. Heche marque ainsi une pause entre « We can have dinner… » et son « But respectably ! », qu’elle ponctue en arrachant vivement la main de Mortensen de son épaule et en lui décrochant un sourire narquois. Elle écarquille exagérément les yeux lorsqu’elle évoque l’image d’Épinal de leurs futurs dîners en famille avec sa sœur aux fourneaux, se penche en avant d’un air de défi pour éructer fièrement « I haven’t been married once yet ! » là où Janet Leigh fuit le regard de son partenaire, et bat frénétiquement des cils, jouant les ingénues, quand elle suggère « So let’s get married », comme si elle lançait l’idée en l’air, sur un coup de tête. Lorsque Sam tente ensuite d’apitoyer Marion sur sa situation financière peu enviable, elle lui adresse un « Ooooh » tonitruant, les yeux grands ouverts.
Le découpage de Van Sant est le meilleur allié d’Anne Heche : il ne cesse de ménager à son actrice des moments d’aparté où elle semble jouer avant tout pour nous, nous plaçant aux premières loges de ses facéties – ces apartés, déjà présents dans quelques plans du film original, se retrouvent ici systématisés. On le voit particulièrement au moment où Marion suggère à Sam qu’elle songe à la rupture.
Dans la version originale, Janet Leigh fait face à John Gavin et lui parle semble-t-il très sérieusement, accompagnant la réplique « I’m thinking of it » d’un haussement de sourcils résigné ; il ne la croit pas, et le visage de Leigh se déride aussitôt, tandis qu’elle se détourne de lui pour se regarder une dernière fois dans la glace. Dans le remake, Anne Heche tourne déjà le dos à Viggo Mortensen et se tient face à nous ; elle est en train d’enfiler ses boucles d’oreilles et la caméra occupe la place du miroir. Par son regard en biais et son demi-sourire, on comprend immédiatement qu’elle ne pense pas un mot de ce qu’elle dit, tandis que son interlocuteur, qui ne la voit pas, proteste derrière elle. À cet instant, la complicité se joue entre elle et nous plutôt qu’entre elle et lui. Viggo Mortensen est, tout le long de la séquence, filmé presque systématiquement de profil, de dos ou flouté en arrière-plan ; il peine à exister autrement que comme corps érotisé face à l’abattage décomplexé de sa partenaire. Comme dans l’original, un mouvement de caméra alerte accompagne en un plan la sortie rapide de Marion de la pièce, mais au moment où il intervient, on a déjà le sentiment que c’était Anne Heche, plutôt que Gus Van Sant, qui chorégraphiait la séquence.
Dans le film de 1960, Hitchcock, quant à lui, retarde et frustre autant qu’il le peut notre accès à Janet Leigh, ce qui change complètement notre appréhension de la scène. Dans le premier plan où elle apparaît, Leigh est allongée dans le lit, dans une position qui ne la rend pas immédiatement reconnaissable. Lorsqu’elle se redresse, elle est tour à tour de profil ou de trois-quarts dos et un pano-travelling nous positionne derrière elle au moment où les amants se recouchent dans le lit. On n’identifie clairement l’actrice que dans le plan suivant, lorsqu’elle s’avance vers la caméra pour se rhabiller et que l’on distingue enfin son visage filmé de face. Dans la suite de la séquence, Hitchcock n’ira jamais plus près que le plan rapproché poitrine et la filmera à plusieurs reprises de dos ou de profil. Janet Leigh est mise avant tout au service du découpage plutôt que l’inverse. La séquence esquisse en conséquence un personnage sans doute plus énigmatique mais aussi plus ouvertement tragique, partagé entre sa morale ou, disons, son souci de respectabilité, et son désir.
Parce qu’elle n’a pas le même accès privilégié au gros plan, Leigh joue de son corps avant de jouer de son visage. Au début de la séquence où, contrairement au film de Van Sant, les deux amants sont déjà en train de se séparer, il faut voir la manière dont elle se cambre en avant vers son partenaire lorsqu’il vient se rasseoir à côté d’elle, comme si elle résistait dans sa posture à son attraction pour lui, avant de se laisser retomber dans le lit à ses côtés. En revanche, dès qu’elle s’est relevée et commence à se rhabiller, la posture raide de Leigh et son expression marquent aussitôt une prise de distance avec la sensualité des premiers plans, là où Heche et Mortensen ne cessent de flirter d’un bout à l’autre de la séquence : Marion revêt symboliquement les habits de la respectabilité, et les personnages ne partageront presque plus le même cadre – à l’exception de deux étreintes dans lesquelles la jeune femme se laisse rattraper par la passion.
Lorsque Sam vient prendre Marion dans ses bras alors qu’elle finit de s’habiller, le corps de Janet Leigh reste initialement raide comme un piquet, avant qu’elle ne laisse sa tête retomber un bref instant dans le creux de son épaule. Quand il commence à lui embrasser le cou, elle se livre à un étrange va-et-vient, crispant d’abord la nuque comme pour s’arracher à ses baisers, avant de la laisser à nouveau choir en arrière, s’offrant pleinement à ses lèvres. Son attitude exprime à nouveau l’irrésistible abandon de Marion à un désir auquel elle tente tant bien que mal de résister et que lui impose la présence physique de son partenaire.
Cette perte de maîtrise ne concerne pas seulement le désir, mais aussi les sentiments : déjà, au lit, c’est avec une voix pressante, tremblante, que Janet Leigh exprime les doutes de Marion sur les perspectives d’avenir de son couple. Quelques traits d’humour parsèment déjà les dialogues, préservant la séquence d’un franc basculement vers le mélodrame, mais Janet Leigh les marque avec discrétion – d’une légère inflexion de la voix, d’un haussement de sourcil amusé ou d’une brève esquisse de sourire –, tout du moins en comparaison avec Anne Heche qui, on l’a vu, s’aventure beaucoup plus franchement sur le terrain de la comédie. L’actrice sort essentiellement de sa réserve pour marquer l’émotion que Marion ne parvient plus à contenir.
Lorsque Marion s’exclame, cette fois très sérieusement, « Sam, let’s get married », Leigh entre brusquement dans le plan et se jette éperdument dans les bras de John Gavin, le regard suppliant. Ils s’embrassent passionnément et elle peine à se détacher de ses bras. Tandis qu’elle l’écoute parler de leur avenir, le visage tendu par l’inquiétude, sa tête et ses mains sont agitées de légers tremblements. Elle glisse ses doigts le col de la chemise de Gavin avant de refermer ses bras autour de lui. Quand elle prend à son tour la parole, elle agrippe son cou de toutes ses forces, toujours penchée en avant dans une posture de supplication, ses yeux dans les siens, sa tête se balançant légèrement de gauche à droite. Oui, cette Marion-là croit aux contes de fées, aux dîners en famille et aux mariages respectables.
Il est frappant que chez Hitchcock, le moment le plus significatif du point de vue de la construction émotionnelle du personnage s’appuie sur une pure intervention de la mise en scène : lorsque Gavin s’arrache des bras de Marion, la caméra s’avance tandis qu’une musique extradiégétique aux accents mélodramatiques se fait entendre. Cet unique gros plan vient accompagner un micro-geste de Leigh, qui cligne très brièvement des yeux. Le mouvement de caméra et l’irruption de la musique de Bernard Herrmann servent de relai à l’impuissance et à la déception du personnage que l’on peut lire à cet instant : on comprend qu’elle serait prête à tout pour que sa situation change. C’est ce moment-là qui scelle le drame qui va suivre, et il doit sans doute davantage à l’intervention du cinéaste qu’à celle de son actrice, dont le jeu est plus fortement contraint par la logique du découpage que dans la version de Van Sant.
En termes de narration, le vol de l’argent se retrouve ainsi installé comme une nécessité et un geste désespéré de la part de Marion, que l’on perçoit comme une femme honorable mais capable de tout pour se tirer d’une situation dans laquelle son désir est frustré et sa respectabilité mise en cause. Chez Van Sant, le rapport de force entre les deux personnages – et entre l’actrice et son metteur en scène – semble inversé. Marion Crane semble relativement indifférente à la précarité de sa situation matrimoniale. Une Anne Heche facétieuse semble organiser la mise en scène de la séquence, se donnant en spectacle pour les spectatrices et spectateurs du film autant, si ce n’est davantage, que pour son partenaire. Pour cette Marion Crane-là, qui mène son amant à la baguette, tout n’est qu’un jeu ; si elle commet le larcin, c’est avant tout parce qu’elle a la possibilité de le faire. De manière révélatrice, son moment à elle, celui qui décide de tous les événements qui suivront, est celui où le client milliardaire agite les liasses de billets sous le nez de Marion ; ses yeux exorbités fixés sur l’argent, Heche passe subrepticement son majeur manucuré sur ses lèvres entrouvertes et on sent alors l’idée du vol germer dans sa tête, pour la bonne et simple raison que l’opportunité se présente à elle.
Masques et contremasques
Les intuitions dessinées par cette première séquence se confirment dans les scènes suivantes, beaucoup plus proches du découpage hitchcockien. Les divergences d’interprétation entre Leigh et Heche éclatent en particulier dans trois moments clefs :
• dans la séquence du bureau, Janet Leigh incarne une Marion discrète et distante, toujours respectueuse envers ses clients et collègues tout en n’en pensant pas moins. On ne peut qu’admirer la précision de l’actrice, qui marque par le simple pincement de ses lèvres et les haussements de ses sourcils si mobiles la gêne et le déplaisir de Marion face au numéro de drague balourd de son client. Anne Heche, quant à elle, joue une Marion plus hautaine, qui en fait le moins possible, plissant sournoisement les yeux et forçant son sourire de manière manifestement hypocrite face à tous ses interlocuteurs (collègues compris) et les dévisageant d’un air mauvais dès qu’ils ont le dos tourné, pour le pur plaisir du spectateur qui est le seul véritable témoin de ses moues excédées. Elle fait preuve de la même insolence vis-à-vis du policier méfiant et du vendeur de voiture insistant dont elle croise la route au cours de sa fuite, là où Janet Leigh insiste plutôt sur l’angoisse de Marion d’être reconnue et arrêtée.
• dans la séquence de la chambre de Marion, lorsqu’elle prépare sa valise alors que l’argent est posé sur son lit, Janet Leigh, lèvres pincées, sourcils froncés, jette des œillades inquiètes à l’enveloppe : on la sent déterminée, mais pas sereine. Heche, au contraire, décroche un sourire malicieux en regardant l’enveloppe et ferme brièvement les paupières, comme si elle n’en revenait pas de sa veine ; ce qui anime cette Marion-là, c’est le goût du danger, le plaisir du jeu, et non le doute ou la culpabilité. Plus tard, lorsque nos deux Marion chercheront une cachette pour l’argent une fois arrivées au motel Bates, Janet Leigh fera preuve du même sérieux inquiet et Anne Heche de la même jubilation.
• c’est enfin dans les séquences de voiture qu’éclate au grand jour une différence fondamentale entre les deux Marion Crane. Janet Leigh se montre extrêmement cohérente dans son jeu, figée dans un masque univoque d’inquiétude durant presque toute sa fuite. Ce masque est cependant troublé un bref instant par un demi-sourire satisfait, nous dévoilant brusquement un visage tout à fait inédit du personnage : c’est le seul moment où l’on se dit que cette femme, en apparence si sage et effacée, tire une forme de plaisir de son crime. Cette toute petite vague de réjouissance au milieu d’un océan de constance inquiète sème un trouble chez le spectateur qui entrevoit un bref instant une autre femme sous le masque de la respectabilité. Le visage d’Anne Heche, au contraire, est un kaléidoscope : son visage se décompose et se recompose sous nos yeux au fil des plans, passant tour à tour de l’angoisse la plus vive au calme olympien, de la joie triomphale au doute ou à la concentration songeuse. Sous ses traits, Marion Crane est avant tout indéchiffrable par excès d’expressivité : elle nous présente tant de visages différents que nous ne sommes plus en mesure de déterminer lequel au juste est le vrai.
On peut saluer la manière dont Van Sant et Heche modernisent Marion Crane en lui offrant – jusqu’à un certain point – la maîtrise joyeuse et décidée de son destin, en l’arrachant à la vigilance scrupuleuse de l’écriture hitchockienne. Mais ils se retrouvent rapidement pris à leur propre piège dans les séquences de l’hôtel Bates. On passera sur le choix malheureux de Vince Vaughn pour remplacer Anthony Perkins, transformant instantanément cette figure ambigüe et pathétique en pervers pépère inquiétant (qui aurait-il fallu à sa place ? Peut-être un Robert Sean Leonard, encore lesté de sa candeur du Cercle des poètes disparus ?), anéantissant dans le même mouvement l’ébauche de complicité touchante entre les deux personnages. Le problème vient surtout du fait que Marion n’a jusqu’à présent jamais semblé agir par nécessité ou ressentir la moindre culpabilité ; le remords qu’elle exprime brusquement au fil de sa conversation avec Norman n’a dès lors plus aucun sens dans la bouche du personnage tel que l’a joué l’actrice. La séquence semble par conséquent tourner à vide : non seulement Van Sant ne semble plus très bien savoir quoi filmer, mais Heche ne semble pas non plus savoir quoi jouer. Elle jette des regards soudainement inquiets vers un point hors champ, comme si elle sentait son heure arriver. L’échec nécessaire de l’adaptation nous avait certes été annoncé dès le premier du plan du film, mais on aurait été curieux de se laisser encore un peu mener par le bout du nez par cette Marion insoumise.