Après les très ratés Le Musée des merveilles et Dark Waters, Todd Haynes revient à ce qu’il sait faire de mieux : l’étude de figures féminines complexes campées par des actrices filmées avec une évidente fascination. C’est d’ailleurs la première fois qu’il met en scène un personnage de comédienne, Elizabeth (Natalie Portman). Cette dernière s’invite dans le quotidien de Gracie (Julianne Moore), une femme au foyer en apparence ordinaire qui a défrayé la chronique, une vingtaine d’années auparavant, pour avoir séduit un collégien de treize ans, qu’elle a par la suite épousé. Elizabeth pénètre pas à pas leur foyer pour s’imprégner de la personnalité de cette femme qu’elle s’apprête à interpréter dans un film indépendant. Le programme est un peu attendu : il va s’agir, comme le verbalise d’ailleurs Elizabeth au cours d’une masterclass improvisée dans le lycée que fréquente la fille de Gracie, de « gratter la surface » du personnage pour révéler ses « zones grises ». Mais l’intérêt du film réside moins dans le portrait de l’énigmatique Gracie, qui conserve jusqu’au bout sa part d’opacité, que dans la figuration d’un vampirisme consubstantiel à la mécanique de l’incarnation.
Natalie Portman, il faut le dire, n’a jamais été une immense actrice ; si d’ordinaire elle fait montre d’un professionnalisme hollywoodien auquel il manquerait un zeste de génie, elle trouve ici sûrement son meilleur rôle, mais de manière retorse. Car son personnage s’étoffe à mesure qu’il apprend à jouer comme Julianne Moore, à se glisser dans ses habits, à adopter son maquillage, et même à épouser la perversité glacée qui émane de son air de sphinge insondable. Plus l’écart entre les deux figures se resserre, plus le film se fait passionnant, en dépit de son armature dramatique parfois plus convenue et le comique semi-involontaire (source de timides ruptures ironiques) que cultive la musique – Haynes reprend la bande-son de Michel Legrand pour Le Messager, qui est aussi celle du générique de Faites entrer l’accusé (on imagine très bien Christophe Hondelatte reconstituer, comme Elizabeth, le passé trouble de Gracie). Au fond, le film ne raconte ainsi que la « juliannemoorisation » de Portman, très sérieuse (mais curieuse) candidate au prix d’interprétation.