C’est la seconde fois que Todd Haynes fait sonner les violons du mélodrame pour raconter des amours malmenées par les tabous sociaux : en 2002, c’était Loin du paradis, et d’un côté l’homosexualité secrète d’un homme de l’aristocratie industrielle, de l’autre l’amour inavoué de son épouse pour son jardinier noir. Avec Carol, le réalisateur de I’m Not There se penche sur l’homosexualité féminine dans la société américaine des fifties, à travers la passion naissante de Carol Aird, bourgeoise newyorkaise en instance de divorce, déjà sensible aux voluptés saphiques, et de la jeune Therese, working girl discrète.
Malgré ce point de départ, le film ne répond pas du tout au schéma de l’initiation, de l’apprentissage du corps. Le face à face entre les deux actrices produit une alchimie assez saisissante : la blancheur éthérée de Rooney Mara, la noblesse sévère de Cate Blanchett, auxquelles s’ajoute l’écart d’âge et de classe, composent deux formes d’absence au monde se faisant face, un miroir inversant blonde/brune, riche/pauvre, dominante/dominée, au travers duquel chacune des deux semble se plonger dans le regard de l’autre pour tenter de percer le mystère de leur gémellité. C’est sur ce mode là que Haynes pense le motif du coup de foudre : l’évidence d’être soudain l’autre, de n’être plus que l’autre ; et aussi s’extraire du monde sensible, disparaître sous le couvercle du lien amoureux. Carol et Therese, à mi-film, prennent la route sans destination, de motel en motel : parfaite retranscription de la trajectoire prise par leur amour naissant, à savoir celle d’une projection vers le vide, d’un décrochement à la gravité des êtres. Par deux fois, Carol dit à Therese : « tu es tombée du ciel », et là réside l’idée très courageuse de leur faire vivre non pas une rencontre, mais une Annonciation, où l’une est à la fois la Vierge de l’autre et son archange, son prophète.
Carol est donc non seulement à la hauteur de l’espoir mélodramatique qu’il avait suscité, mais bénéficie même en plus, et c’est une surprise, d’une construction en mode mineur qui débarrasse le film de ce qui avait pu rendre Loin du paradis, son cousin dans la filmographie de Haynes, un peu désagréable malgré ses beaux habits, un peu emmiellé ; là où on craignait un traitement au bulldozer de l’interdit homosexuel, un film gonflé de compassion pour ces âmes perdues dans des époques grossièrement hétéronormées, voici un objet d’aucune époque, un évangile amoureux déconcertant, où il est à peine question de désir, mais surtout, et c’est si beau, de la sublimation lumineuse de deux êtres.