Après la consécration de Carol, Todd Haynes semblait s’être quelque peu égaré avec ses longs-métrages suivants, dans lesquels il tentait sans convaincre de s’émanciper à la fois de l’étiquette « New Queer Cinema » accolée à son cinéma et de l’inspiration du mélodrame classique hollywoodien. Présenté au public cannois en même temps que la rétrospective de son œuvre à Beaubourg, May December témoigne d’un regain de forme coïncidant en partie avec un retour en territoire plus familier. Bien que le projet soit à nouveau l’initiative d’une star plutôt que celle du cinéaste, il s’inscrit de façon plus évidente dans l’œuvre haynesienne que Le Musée des merveilles ou Dark Waters, en opérant une synthèse entre le décor anxiogène des banlieues pavillonnaires de Safe et de Loin du paradis, la satire de la société du spectacle de Velvet Goldmine, et les jeux sur l’identité de I’m Not There. On pourrait même presque parler d’œuvre-somme, si la forme relativement modeste du film ne tranchait pas avec le foisonnement visuel et narratif qui a longtemps caractérisé son style.
May December entrecroise deux trajectoires contraires dont le sort se cristallise autour d’une même figure dévorante. D’un côté, le film suit Elizabeth Berry (Natalie Portman), une actrice ambitieuse rendue célèbre par une série à succès, venue rencontrer celle qu’elle incarnera bientôt dans un film indépendant : Gracie Atherton-Yoo (Julianne Moore), une femme ayant défrayé la chronique au début des années 1990 pour avoir noué une liaison scandaleuse avec un adolescent de 13 ans. De l’autre, il accompagne Joe (Charles Melton), l’adolescent en question, qui approche désormais la quarantaine et a depuis épousé Gracie. Tandis qu’Elizabeth cherche à se dissoudre en Gracie, Joe est lui en quête d’individuation, réalisant au moment où leurs enfants s’apprêtent à quitter le nid que son épouse l’a dépossédé de sa jeunesse. Ces deux protagonistes incarnent chacun les deux pôles contradictoires dont la friction fait le sel du film : la satire outrancière et le mélodrame de chambre.
Cette tension est palpable dès l’ouverture. Le générique enchaîne une succession de très gros plans vaporeux de papillons monarques batifolant au milieu des hautes herbes, au son d’une bande originale grandiloquente de Marcelo Zarvos, reprenant la partition composée par Michel Legrand pour Le Messager de Joseph Losey. La présence des papillons, dont le cycle de vie (de l’œuf à la chenille, de la chrysalide à l’éclosion de l’adulte) rythme l’ensemble du film, esquisse le motif majeur de May December : la métamorphose (qu’elle soit souhaitée, subie ou empêchée) des différents protagonistes. Ces premières images capiteuses et symboliques sont suivies d’une série de plans de coupe très brefs, installant de manière expéditive le cadre de l’action – les quartiers pavillonnaires de Savannah en Géorgie, le jour de la fête nationale – et l’image rugueuse de Christopher Blauvelt, qui rappelle son travail sur Showing Up. Le dispositif de mise en abyme du film, ses dialogues vachards et certains effets appuyés (des zooms inattendus, ou une utilisation sarcastique de la musique over-the-top dans des situations prosaïques – par exemple, lorsque Gracie s’inquiète de manquer de hot-dogs) creusent un sillon ludique, voire goguenard. Pour autant, le film ne franchit jamais tout à fait la lisière du camp (si ce n’est peut-être dans sa dernière séquence), préservant tout du long une forme de sobriété réaliste qui lui permet aussi d’embrasser l’horizon du mélo avec un certain premier degré. May December gagne dès lors sur les deux tableaux : l’émotion est d’autant plus forte qu’elle est servie à froid sous un glaçage ironique, tandis que la cruauté excessive de la satire est tempérée par des sursauts de sincérité.
Anatomie d’un trouble
Le cinéma de Haynes a toujours été hanté par l’angoisse de l’Amérique WASP d’être contaminée par la maladie (Poison) ou par l’altérité raciale ou sexuelle (Loin du paradis). Ce motif se retrouve déplacé sur le terrain de la prédation psychique et de la confusion identitaire : le mal est ici à l’intérieur, comme dans Safe, où une femme au foyer devenait inexplicablement allergique à son environnement. Julianne Moore, dans son premier rôle d’envergure, y jouait alors la malade ; elle revient près de vingt ans plus tard sous les traits du parasite et renoue avec son registre de prédilection, entre fascination et répulsion, dans la lignée de son interprétation dans Maps to the Stars. Sa voix doucereuse, son zézaiement intermittent, son regard inerte, ses sourires crispés et cette moue déplaisante, comme si elle avait en bouche un petit jus aigre qu’elle se retenait de cracher : tout dans son jeu met en lumière le caractère affecté de la bonhommie enfantine de Gracie, dont le masque s’effrite occasionnellement en éclats hystériques ou laisse transparaître une forme de désaffection robotique.
Elle peut compter sur le scénario retors de Samy Burch, qui réussit là où tant de films d’auteur ces derniers mois ont échoué : à ménager une authentique complexité, qui ne tient pas seulement à des effets de manche (Tár) mais à une écriture subtile et suggestive, composant et décomposant les personnages sous nos yeux. Dans sa construction sous forme d’enquête où se télescopent des discours contradictoires, May December n’est pas sans rappeler les films de procès récents comme Saint Omer ou Anatomie d’une chute, qui butaient également sur l’impossibilité de déchiffrer une figure féminine opaque et suspendaient leur jugement. La mise en scène de Haynes se fait le relai de cette conception insaisissable des identités par la façon dont le cinéaste filme souvent ses comédiens de profil ou de trois-quarts : ils se retrouvent étrangement décadrés ou floutés, littéralement fuyants. Le film est en cela fidèle au behaviorisme défendu par le cinéaste depuis ses débuts, et à l’opposé d’une perspective psychologisante caricaturée dans le film par le truchement d’Elizabeth, « Method actress » à la recherche d’une explication unique et définitive qui permettrait de comprendre les actes et le comportement de Gracie.
Prédation actorale
Son investigation ne produit cependant pas tout à fait le résultat attendu. Plutôt qu’un énième constat sur l’impénétrabilité des êtres et la relativité de la vérité, May December accouche d’une hypothèse plus sinistre : et si rien n’expliquait le comportement de cette femme ? Et s’il n’y avait rien à l’intérieur, si tout chez elle n’était que surface ? C’est au fond ce qui réunit les deux héroïnes, dont la similitude est d’emblée suggérée par Gracie au moment de leur rencontre (« We’re basically the same. »). Elizabeth s’obstine tout le long de l’intrigue à vouloir comprendre son modèle « de l’intérieur » sans réaliser que Gracie est tout autant qu’elle une actrice, un simulacre d’être humain. Il n’est guère anodin que les miroirs jouent un rôle si important dans sa métamorphose, rythmée en quatre séquences où la caméra joue littéralement le rôle de glace sans tain dans laquelle les deux héroïnes se jaugent l’une l’autre. Elizabeth mime d’abord grossièrement les gestes de Gracie, à distance, puis se laisse maquiller par elle ; plus tard, l’original et la copie cohabitent dans le miroir en gros plan avant que la transformation ne s’achève dans un monologue aussi effrayant qu’hilarant tiré d’une lettre de Gracie à Joe, qu’Elizabeth interprète seule dans sa chambre d’hôtel. Natalie Portman est rarement aussi convaincante que lorsqu’elle interroge son image d’éternelle bonne élève – c’était déjà ce qui faisait le sel de Black Swan ou de Jackie. Avec le personnage d’Elizabeth – coquille vide, actrice avide de reconnaissance et femme grossièrement calculatrice –, elle dévoile en quelque sorte la part perverse de son perfectionnisme tout en suggérant, non sans un certain masochisme, qu’elle n’est à son meilleur que lorsqu’elle imite une autre.
Ce primat des apparences est également perceptible dans la manière dont les personnages se retrouvent sans cesse confrontés à la circulation de leurs images médiatiques dans l’espace public – la publicité de cosmétiques tournée par Elizabeth et les mentions fréquentes à la série populaire qui l’a rendue célèbre, les photographies de Gracie et Joe dans la presse à scandales ou le premier téléfilm adapté de l’histoire de leur vie. Les limites entre vie publique et vie privée sont poreuses et illusoires, ce que suggèrent les zooms et dézooms intrusifs de la caméra, ainsi que l’espace de la maison de Joe et Gracie, ouvert sur l’extérieur via une immense baie vitrée, comme garante du fait que le couple n’aurait rien à cacher. Or cette transparence est bien évidemment factice : Joe se retrouve pris dans la toile dans laquelle l’a enfermée son épouse pour se protéger elle-même. Il ne réalise la portée de l’emprise de Gracie que lorsqu’il la voit reflétée dans les manipulations d’Elizabeth : il est lui aussi un acteur au service de la représentation conjugale, alibi ambulant faisant écran au crime pédophile. « Est-ce que nous nous aimons autant que nous le disons ? », finit-il par demander à son épouse dans l’intimité de l’espace clos de leur chambre à coucher. Mais Gracie refuse de le laisser parler dès lors qu’il émet des doutes sur le récit « officiel » de leur relation. Charles Melton, révélé par la série Riverdale, n’avait jusqu’alors guère brillé par son charisme. Pataud et maladroit, le corps lourd, la tête baissée, la voix peu assurée, il se révèle ici particulièrement touchant dans l’expression de l’effacement de soi, de la dévoration par autrui. Difficile de ne pas penser à L’Été dernier de Catherine Breillat, présenté à Cannes en même temps que May December : d’un film à l’autre, on retrouve le visage d’un homme-enfant en larmes, saisi d’horreur au moment où il réalise le piège dans lequel il s’est laissé prendre.