Alors qu’aujourd’hui le biopic est devenu un genre cinématographique aussi prisé que le western ou le péplum en leur temps, Carlotta nous rappelle au bon souvenir du fabuleux Velvet Goldmine de Todd Haynes, cinéaste rare dont deux des cinq longs-métrages prirent avec panache le contre-pied de la biographie filmée et ses contraintes (liste à laquelle on peut ajouter le court Superstar : The Karen Carpenter Story (1987), biopic de la chanteuse des Carpenters entièrement filmé avec des poupées Barbie). Son approche quasi expérimentale du genre en 2007, avec I’m Not There (soit la vie de Bob Dylan et ses avatars musicaux, sociaux, politiques, etc., en plusieurs chapitres et autant d’acteurs de sexe, d’âge et de couleur de peau différents) en laissa plus d’un perplexe, mais Velvet Goldmine, avec le temps, semble mettre tout le monde d’accord. Revoir le film aujourd’hui, c’est s’offrir un somptueux voyage dans les Seventies du glam-rock et de ses excès et, surtout, se frotter à un exercice de style d’une quasi-perfection narrative et esthétique – rarement film « musical » aura aussi bien capté l’essence des œuvres et artistes desquels il s’inspire, réussissant même à les transcender tout en leur rendant respectueusement hommage.
Glamorama
Sans vouloir retracer la vie d’un artiste en particulier, Haynes souhaitait aborder la grande époque du glam rock en s’appuyant sur ses figures mythiques (David Bowie, Iggy Pop, Lou Reed…) et leurs morceaux les plus célèbres. Mais devant le refus catégorique de Bowie d’autoriser l’exploitation de sa musique, le réalisateur a pris la tangente : en dépit de quelques reprises (dont le fameux 20th Century Boy de T‑Rex et Marc Bolan), Velvet Goldmine s’appuie sur une bande-son originale bluffante d’authenticité. La galerie de personnages qui peuple le film est à l’avenant : pas besoin que Brian Slade, l’anti-héros du film incarné par Jonathan Rhys Meyers, s’appelle David Bowie pour y reconnaître son double période Ziggy Stardust ; Curt Wild, l’icône trash interprétée par Ewan McGregor, est un parfait mélange d’Iggy Pop (pour le look et le jeu de scène) et Lou Reed (pour les éléments biographiques, notamment la relation homosexuelle avec Brian Slade/David Bowie et l’enfance traumatisée par les électrochocs).
Débarrassé des contraintes morales et légales poussives qui plombent la majeure partie des biopics et les font ressembler à des clips promo douteux pour le musée Grévin (meilleur exemple récent : Grace de Monaco), Todd Haynes a ainsi pu aborder Velvet Goldmine comme un véritable thriller musical à la structure narrative proche d’un Citizen Kane : un ex-fan de Brian Slade, devenu journaliste (Christian Bale, que l’on aura rarement vu aussi juste et sobre depuis), est sommé d’enquêter sur ce qu’est devenue son idole après que celle-ci ait savamment orchestré, au faîte de sa gloire, son faux assassinat lors d’un concert. En remontant le fil du parcours chaotique du chanteur, le journaliste revient sur sa propre histoire (la découverte de son homosexualité) et replonge la tête la première dans ses souvenirs pour mieux comprendre les enjeux d’un courant artistique et musical aussi éphémère que radical, qui puise sa source dans les écrits d’Oscar Wilde autant que dans les folies esthétiques des cabarets.
The man who sold his world
Arthur Stuart, le journaliste, incarne la figure extérieure à ce monde parallèle aussi fascinant qu’effrayant et sert de guide au spectateur, dont il est le double fantasmé, tel une Alice propulsée dans le pays des merveilles. Todd Haynes s’en sert de colonne vertébrale indispensable au maintien de la structure du film ; grâce à ce repère, le cinéaste peut faire graviter toutes sortes de créatures et exploiter les situations les plus scandaleuses et les plus irréelles. Stuart représente la déception du retour à la normalité, vécue par nombre d’ex-fans adolescents contraints de se confronter à l’amère réalité de la vie adulte, mais il est également le témoin d’une époque vécue de l’intérieur, qui engage dans son récit une part d’affect. Comme le héros d’un film policier enquêtant sur une affaire intimement liée à sa propre histoire, son investigation le pousse à se confronter à ses propres démons tout en revenant sur les lieux du crime et en rencontrant les différents acteurs qui ont peuplé son passé – et le résultat n’est pas toujours beau à voir. Haynes joue très subtilement du décalage induit par la confrontation des genres cinématographiques et des univers : à l’atmosphère sordide et poisseuse du présent (l’Angleterre thatchérienne des années 1980) s’oppose l’effervescence hédoniste des années 1970, peuplées de dandys bigger than life écoeurés des dérives de la révolution hippie.
Brian Slade est un mystère, et derrière le personnage androgyne au physique irréel (génie du casting : Jonathan Rhys Meyers, avec ses yeux de biches et sa bouche affolante, est une ahurissante apparition, aussi à l’aise et crédible en ange asexué qu’en bisexuel tour à tour monstrueusement macho et délicieusement gracile), se cache un monstre d’ambition dont le cinéaste se garde bien, à juste titre, de révéler les secrets. Privilégiant l’idée d’une époque et d’un genre musical à la durée de vie très courte (même pas une décennie) plutôt que la linéarité ronflante du docu-fiction musical, Todd Haynes enchaîne les montages musicaux et les digressions visuelles qui viennent trouer le récit comme autant de bouffées délirantes. Velvet Goldmine se veut une expérience sensorielle et sensuelle, une aventure physique affranchie des contraintes et des codes, véritable train fantôme embarqué dans les méandres de la psyché malade de ses personnages (on n’oubliera pas de louer les vertus du reste du casting, notamment Toni Collette, fabuleuse dans le rôle ingrat de l’épouse de Slade, et Ewan McGregor, dément dans tous les sens du terme). Revoir cette oeuvre un tantinet oubliée à l’aune du reste de la filmographie du cinéaste, passé maître dans l’art de la réappropriation des codes de ses idoles et de ses marottes (Douglas Sirk dans Loin du Paradis, le mélodrame hollywoodien en général dans la mini-série Mildred Pierce) est un plaisir dont il ne faut surtout pas se priver.