Dans le nouvel opus de Kiyoshi Kurosawa, Vers l’autre rive, qui avait trouvé un très bel accueil dans nos colonnes lors de sa présentation au Festival de Cannes dernier et remporté le prix de la mise en scène à « Un Certain Regard », le réalisateur du génial et angoissant Kaïro (2001) poursuit un cinéma de fantômes tout en l’infléchissant et l’enrichissant d’autres genres. Mizuki est vivante, Yusuke est mort : malgré ce paradoxe, ce couple au passé retrouve au cours d’un voyage à travers le Japon un temps perdu, celui qu’ils n’ont pas vécu ensemble depuis la mystérieuse disparition en mer de Yusuke. En mêlant une douce étrangeté fantomatique à une veine sentimentale, véritable mélodrame tragique, et à un road movie, Vers l’autre rive se présente comme un récit initiatique saisissant dans sa bouleversante étendue le mystère de la mort cohabitant avec la vie, et réciproquement le mystère même de celle-ci. « L’amour est fort comme la mort », selon la belle formule du Cantique des Cantiques : Kurosawa livre un film cosmique où s’exprime un rapport au monde entier, autant abstrait que sensible.
Mixtures : noces de la vie & de la mort
Vers l’autre rive rend compte d’une perte irrémédiable de l’être aimé que Mizuki est susceptible de perdre encore, comme capable de faire réadvenir (par les prières shintoïstes ou la mystérieuse cuisine qu’elle réalise) : nous sommes invités à une forme de bascule dans le champ irrationnel de la croyance comme de l’impossible, à l’expérience d’une incertitude et d’une porosité entre les frontières de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible.
Mizuki est une jeune veuve professeur de piano que l’on suit dans son quotidien, quand elle voit surgir, alors qu’elle prépare des petits beignets traditionnels, son défunt mari au cœur même de son salon. La mise en scène de l’apparition/disparition de Yusuke est superbe : la caméra de Kurosawa, comme la virtuosité des raccords du montage, suscite le trouble et l’étrangeté par ses cadrages, surcadrages, décadrages. Une des spécificités de ce maître du cadre consiste dans le découpage qui fait coexister les vivants et les morts par le recours à une frontière oblique et le jeu de positions des personnages dans le champ. Nous ne saurons jamais si la présence de Yusuke est tangible ou rêvée, Kurosawa, par un procédé gigogne, multipliant les réveils de Mizuki. Mais il ne s’agit pas tant de savoir qui est un revenant, qui ne l’est pas, l’incertitude planant sur tout un chacun. Dès le seuil du film, Mizuki, revêtue de vêtements pâles, se fond dans les décors (littéralement, les toiles de fond), alors que Yusuke est doté de couleurs vives (son manteau orangé) : le vivant, menacé de mort, et la mort, attirée par la vie, coexistent.
Cette coexistence, Kurosawa nous donne encore de la saisir aussi bien dans la fusion que dans la surimpression : que ce soit dans les noces figurées à l’écran par l’ultime – et unique – étreinte sexuelle entre les époux, ou dans la perception de couches subtiles mêlant les êtres. Lorsque à la fin les amants sont l’un derrière l’autre, face à la rive, et avant que Yusuke ne disparaisse, ils sont réunis par les teintes bleues de leur vêtement (le haut bleu de Yusuke et le bas bleu de Mizuki), tout en se fondant peu à peu à la manière de surimpressions précisément, entre transparence et opacité : la transparence, en partie, du haut bleu de Yusuke se fondant dans le bleu du ciel ; le haut blanc de Mizuki entre transparence et opacité, par le jeu de superposition de son débardeur et de sa chemise. Auparavant, la caméra panoramique de gauche à droite jusqu’à l’arrêt et produit une sensation de flottement et de désaxage du paysage qui semble défiler sous nos yeux : bien que séparés, ils sont mystérieusement unis, à la manière de cette ficelle qui retient au passé comme un cerf-volant citée dans le film – fil ténu et invisible, susceptible d’être rompu, assurant le lien entre les êtres et les espaces-temps.
Textures : physique & esthétique
La veine plus sociale à laquelle nous avait habitué le cinéma de Kurosawa prend ici des élans ontologiques dans une veine cosmique, voire métaphysique et eschatologique (les fins dernières). Vers l’autre rive nous convie peu à peu à une méditation sur la fin explicitement dans sa dernière partie : la question de la fin de vie constitue d’ailleurs le cœur du projet de Kurosawa avec le mitoru, dialogue émotionnel intime au chevet d’un mourant.
Articulant la mort d’un personnage déjà mort qui se fait masse noire se pulvérisant, à la manière de la zone noire près du torrent qui constitue un passage pour les défunts, la fin de l’univers dans le cours que donne Yusuke aux habitants de la dernière zone visitée, et la fin du film (nous y sommes presque), celui-ci accède à une sorte de tout. Le film, remplissant sa vocation de médium se fait passage entre la vie et la mort : à la manière de la combinaison de riens, de l’infinité de zéros qui constitue le monde, et pour laquelle Yusuke dans son cours prend l’exemple de l’onde, le gros plan du visage de Yusuke irradié par une lumière striée qui vient se poser – magnifiquement – sur son visage illustre cette « masse zéro » en partage avec la « masse noire » qu’il constitue.
« Je suis heureux d’être né » énonce Yusuke vers la fin du film, lequel est autant une méditation sur la vie donnée qu’une prise en charge cinématographique, et aussi poétique, de celle-ci : comment le film peut être un monde, à même de rendre compte de ce partage entre la vie et la mort, que ce soit de manière abstraite mais encore sensible.
Pour le délicat Kurosawa, ce n’est plus dans le cadre métallique angoissant entouré de ruban adhésif rouge de Kaïro, mais dans un pan de mur fleuri, dont les fleurs ont été découpées et collées par un vieil homme revenant, somptueuse et fulgurante épiphanie visuelle que le spectateur fait avec Mizuki, que s’appréhende la toile de fond de l’existence : dans un pur ornement d’une sidérante beauté offert à la contemplation. Cette surface texturée ouvre encore imaginairement au-delà vers une forme de profondeur, « vers l’autre rive », incluant son au-devant, l’image délicate de celle qui s’en découpe et le contemple dans le miroir le jouxtant, dédoublement qui est une forme de contrechamp. Kurosawa nous fait saisir le vertige de l’image et de l’existence : Mizuki est ici et ailleurs, présente et absente, image et image d’image. L’écran est bien ce mur de fleurs découpées et collées, montées, intermédiaire entre un au-devant et un delà, requérant le regard d’un spectateur : un écran dont chaque fleur a été choisie et extraite avec soin, comme le fait Mizuki parmi les prospectus, tout en énonçant « au fond, c’est un peu la vie ». Ces fleurs sont menacées de faner, et une fois son collecteur disparu, elles sont, à son image, reléguées au vent, à la déliquescence et à la poussière. Le cinéma, au fond, c’est un peu la vie, et peut bien être appréhendé dans cet ornement entrelaçant la vie et la mort.
Comment ne pas penser au poème de Mallarmé où, à partir d’une fleur imaginaire, il est question de choses données entre le net et le confus, d’accès à l’existence entre la mémoire et l’oubli, d’articulation entre le voir, le dire et l’entendre, soit une dimension audio-visuelle : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » (« Crise de vers »)
Si le cinéma est l’absente de tous bouquets, un « cimetière de splendeur(s) », un art des images spectrales et ornementales, c’est dans une forme de split-screen incluant Mizuki, figure du spectateur, que Kurosawa nous donne de saisir comment il y va, pour chacun d’entre nous, par un raccord de regard qui se fait conscience, de répondre de ce partage.