Xavier Dolan a écrit ce premier long-métrage à 17 ans et l’a réalisé à l’âge de 19 ans. J’ai tué ma mère est le film d’un « vieil » adolescent, un film « jeune ». Mais dans ce qu’il a de meilleur ; tel un risque-tout, le réalisateur tente beaucoup. Et il réussit souvent, composant une œuvre fiévreuse, cohérente et dense qui a eu l’honneur d’une projection cannoise remarquée à la Quinzaine des réalisateurs. Le cinéma québécois tient là un prodige prometteur particulièrement précoce, il lui reste à ne pas se brûler les ailes.
Hubert a fait de la détestation de sa mère une sorte d’art de vivre ; point de père, ils forment une sorte de couple hautement dysfonctionnel à tendance perverse. Il n’est rien qui ne puisse poser problème, et lorsque la nourriture vient se loger à la commissure des lèvres maternelles, le jeune homme n’est pas loin d’une nausée rageuse. Leurs relations sont fondées sur le chantage affectif et la culpabilisation réciproques. À table, en voiture et ailleurs, le fait d’être mis en présence tourne à l’affrontement, la parole devient rapidement cri ; ces séquences pourtant répétitives ne manquent pas de saisir, notamment en raison d’une écriture incisive des dialogues et d’une interprétation habitée.
Il se pense fait pour ne pas avoir de mère, et elle pour ne pas avoir de fils. Les voilà bien… Et pourtant, il y a, quelque part dans cette relation, une tendresse et un amour qui est de l’ordre de l’incommunicable. Du point de vue de Hubert, le final vient souligner qu’il y a beaucoup, trop ? d’amour dans cette haine farouche. Ce face-à-face éprouvant prend place dans une maison surchargée de bibelots, dans un cadre sombre, confiné et étouffant qui ne manque pas de renforcer cette impression. D’autres espaces au contraire, notamment le domicile de son petit ami Antonin, seront ouverts et lumineux, comme s’ils offraient un repos au guerrier avant qu’il n’aille ferrailler à nouveau.
Xavier Dolan fait étalage d’une grande variété de formes visuelles, le déroulement du récit est entrecoupé de séquences subjectives ; flash-back à l’image granuleuse en super‑8 formulant un paradis perdu –l’enfance et un lieu originel édénique‑, des songes et fantasmes, comme celui de sa mère sur son lit de mort. Les arts plastiques entrent franchement comme source d’inspiration dans J’ai tué ma mère, sous forme d’hommages non dissimulés, notamment à Jackson Pollock avec cette scène de dripping rythmée par l’électro-rock enlevé du groupe belge « Vive la Fête ». Ressort de tout ceci un goût immodéré pour la composition et la mise en relation des sujets avec leur environnement, comme cette scène où Hubert et Julie, sa prof amoureuse de lui, se retrouvent dans un snack. Traitée frontalement avec le tube de ketchup au premier plan et une fresque murale aux couleurs pétantes (et hideuses) à l’arrière, on pense forcément au pop art. Et la photographie n’est pas en reste, les visualisations pleine d’outrance de sa mère, sous forme de tableaux, font songer à certains autoportraits de Cindy Sherman. Citations cinématographiques également ; certaines séquences musicales, notamment lorsque les personnages sont filmés de dos au ralenti, seraient au croisement de Wong Kar Wai et Gus Van Sant. Loin de l’imposture honteuse, J’ai tué ma mère s’apparente à une sorte de collage subjectif et personnel, il prend acte de ce qui le précède en le réinvestissant, souvent avec talent.
Les différentes couches de narration disposent d’un traitement visuel particulier, c’est à la fois une qualité et un défaut. Lorsque des citations littéraires s’inscrivent à l’écran (par exemple : « Les fils ne savent pas que leurs mères sont mortelles », Albert Cohen), cela fait un peu dissertatif. Par contre, lorsque les lettres ou messages sont représentés sur ce même écran, cela fonctionne particulièrement bien et donne une belle dynamique au récit. Le dispositif de caméra-confession en noir et blanc, par lequel Hubert s’auto filme, s’avère quant à lui un peu entendu et finalement assez inutile. Ces petites réserves sont en fait les revers d’une audace et d’un déploiement créatifs assez furieux, et ce film est finalement fidèle à l’âge de son protagoniste et de son réalisateur : celui de l’expérience et de l’expérimentation, dans un mélange de lucidité et de naïveté, en voulant être unique, quelqu’un, tout en se nourrissant de multiples emprunts. En ce sens, J’ai tué ma mère est la forme filmique de ce qu’il évoque, et cela en fait une précieuse réussite.