« Je suis seul. Je suis une pierre qui roule et se dépouille de sa mousse » écrivait Depardon en 1978 dans ses Notes de Beyrouth. Récemment présenté à Cannes, Journal de France, sous l’impulsion de sa co-réalisatrice et compagne Claudine Nougaret, entremêle sa légendaire « solitude heureuse de voyageur » avec plus de quarante ans de travail : une forme rare d’archive intime. Agréable, le film tient de l’oxymore, une œuvre-somme au ton badin puisque la voix qui nous guide est celle de son amoureuse. Le duo sans choc s’accorde un temps de pause pour une rétrospective d’un amour bien plus que d’un pays.
Ceux qui connaissent bien l’œuvre de Depardon ne découvriront ici rien de véritablement nouveau, en particulier parce que les images ne sont pas systématiquement inédites. Il faut donc conseiller ce film à ceux qui ne vont jamais voir un film de Depardon ; pour ceux-là, et ceux-là seuls, Journal de France peut être une brèche dans le présent et dont sourd quelques jets de passé. Ce film n’est pas exactement un tissu de souvenirs mais leur reproduction distanciée. Hormis quelques relents saturniens qui gagnent au crépuscule notre Raymond on the road, la remémoration y est douce, dépouillée de la douleur qui accompagne d’ordinaire la convocation d’un si long passé. C’est qu’elle fut organisée en l’absence du cinéaste : alors qu’il continue à inventer sa France des sous-préfectures en parcourant les départementales dans son camping-car, Nougaret se plonge dans les cartons de Raymond et nous montre : ce temps qui n’en finit pas de passer dans les petits villages français ; ces pays où le feu des combats ont fini de brûler. L’intérêt majeur du film réside dans la particularité fonctionnelle de ces images : en partie inédites, elles furent, à un moment ou à un autre, soit rendues invisibles par décision extérieure (c’est le cas de Partie de campagne interdit jusqu’à 2002 par Giscard) soit déclassées au profit d’autres par l’artiste lui-même qui, à l’époque de leur tirage, avait jugé préférable de les laisser dans l’ombre. Puisque « l’idée était de reprendre ces choses restées sur le côté », nous voilà face à des images de second choix ; mieux, un cas intéressant de para-images auxquelles, en montreuse d’ombres, Nougaret a décidé d’offrir une nouvelle vie en lumière. Journal de France est donc d’abord fait de tout ce que l’on n’a pas pu ou pas voulu montrer. Rien que pour ça, et parce que le regard de Depardon, toujours plus ou moins collé à l’universel, est de ceux qui nous regardent tous, le film doit être vu.
Le problème est que le film se débrouille assez bien pour laisser ces images dans leur état initial de matériau. Outre la première impression saisissante d’être en présence d’exhumées, on pourrait s’attendre par endroits à des mises au point plus tranchantes avec l’histoire, à quelques suggestions obtenues par frictions d’images, à un montage plus âpre et naïf. De cette énumération de moments présentés sans discussion possible comme « historiques », la seule pensée qui naît, comme lorsqu’on nous fait passer des jambes d’une Parisienne à la guerre civile de Caracas, est celle d’une parfaite simultanéité d’événements qui n’ont rien à se dire. Par Journal de France, il faut mieux comprendre, encore une fois, « La France de Raymond Depardon » car le film ne fait que relancer les retrouvailles d’un cinéaste avec ses propres images.
Dès lors, la question se déplace vers une interrogation plus adéquate : qu’est-ce qu’une image-Depardon ? C’est d’abord un recueillement de visages, de gestes et de paroles dans des lieux transmués en décors labellisés authentiques. C’est ensuite une certaine manière de cadrage anodin, pendant esthétique d’une décision morale, celle que Depardon jeune reporter avait prise de fuir le spectaculaire. Et c’est véritablement là que la France, celle du milieu et des intervalles délaissés, fait retour dans le film, en tant que paysage banal, cafés paumés et commerces périurbains. C’est enfin, comme dans cette scène où Depardon engage la conversation avec un coiffeur, une capacité à dialoguer avec son sujet, à ne pas trop le rabattre dans la catégorie d’objet éloigné. Et si l’on a souvent critiqué la dimension fixiste de ses cadrages, cette chronologie en fragments nous rappelle que son image de la France ne peut pas être autre chose que celle d’un homme qui l’a souvent quittée pour la mitraille des combats. Comme un soldat revenant du feu, Depardon ne pouvait que la retrouver ralentie. L’image-Depardon s’est toujours formée dans le mouvement : de l’homme qui marche à l’homme qui roule, son art veut envelopper l’Histoire et son mouvement, la pose et son développement. Ce fut souvent la course de la violence de mondes en basculement ; c’est aujourd’hui celle des mouettes, fuyardes qu’il aurait préférées immobiles pour une prise de l’horizon : « tant pis pour elles, elles vont être floues. » Raymond est grand et vieux, il peut dire ce qu’il veut.
Mais pas faire : car il est des fois où Journal de France enjolive le fait passé, l’esthétise au point qu’un paysage finit par ne plus rien dire que sa seule surface, lorsque toutes ces images ne sont plus que les trophées du photographe. C’est qu’il plane un peu trop sur Journal de France l’ombre d’une admiration, de Claudine pour Raymond qui tient manifestement à nous montrer « son homme ». Si l’intention initiale, de réhabiliter aux yeux du public un compagnonnage vieux de 25 ans, était belle, si Claudine Nougaret a eu l’idée du film, a trouvé l’argent et a posé sa voix, tout est là en l’honneur de notre photographe national. On aimerait en savoir un peu plus de cette jeune femme aux cheveux rebelles et un peu moins sur celui qui amenait ses femmes dans le désert. Et cette joliesse surajoutée, parce que sa grâce mielleuse parasite la constitution d’une Histoire, devient un obstacle à une lecture attentive de ce grand panorama. L’appendice à la France de Raymond Depardon prend des airs de prologue à la figure de l’artiste.
On quitte Journal de France en se disant que Depardon y façonne un peu facilement un monde à ses images. Si la principale revendication de l’agence Gamma était d’apprendre au monde que derrière chaque image il y a un auteur, ils ne pouvaient pas se méfier du risque du recouvrement de l’auteur par ses propres images. Et de fait, le regard est présent, toujours aussi bleu, mais moins tranchant : œil qui roule s’émousse. Comme si sa simple mais précieuse envie de montrer que l’homme ne pliera pas était en arrêt. Car de la 10e chambre correctionnelle de Paris aux violences de Prague de 1969, du Giscard électoraliste aux dents aussi longues que ses phrases à l’interné psychiatrique qui se tient à la fenêtre au cas où quelqu’un viendrait, une idée, forte, belle, à l’œuvre dans tout son cinéma émerge : partout, même perdants, surtout perdus, les hommes ne se résignent pas. À 70 ans, Depardon s’est manifestement accordé un peu de repos : s’il cherche encore, c’est seulement des yeux.