À l’occasion de l’exposition consacrée au cinéaste-photographe au Grand Palais, Arte édite un coffret retraçant les étapes de la carrière cinématographique de Raymond Depardon. L’occasion de découvrir quelques raretés et objets méconnus, mais surtout de piocher dans un vivier filmique qui réussit à saisir différents degrés de la douleur, entre les œuvres consacrées à l’Afrique et celles qui se penchent sur l’être humain au sein des institutions.
Il est souvent de bon ton d’aborder l’œuvre de Raymond Depardon sous l’angle de l’observateur silencieux et méticuleux, du documentariste attentif et stoïque qui, tel un médecin auscultant un patient avec toute la retenue que lui confère sa fonction, serait témoin des maux sans réussir à les formuler d’une manière tout à fait personnelle. C’est pourtant bien souvent d’une impulsion liée à sa propre histoire que le cinéaste tire ses films. La trilogie Profils paysans est ainsi née d’un désir de revenir dans le monde rural et agricole de son enfance, tout comme le souvenir d’un voyage au Vietnam a guidé la réalisation d’Empty Quarter, ou encore la rencontre avec Françoise Claustre, détenue par les révolutionnaires tchadiens, qui nourrira une autre fiction, La Captive du désert.
L’importance du « je »
En parcourant les 18 DVD qui composent ce coffret, c’est bien ce qui frappe en premier : l’importance du « je » dans la filmographie du cinéaste, et de ce qu’il livre de lui-même, à rebours du côté taiseux que l’on veut bien lui prêter. Empty Quarter (1985), sa toute première œuvre de fiction, est ainsi une surprenante évocation de la rencontre avec une femme au Vietnam, deux solitudes qui cohabitent au sein du film comme deux espaces à part entière, et dont l’action est transposée en Afrique. La voix-off est ainsi dévolue aux pensées du cinéaste qui restera invisible, pendant que la femme (interprétée par Françoise Prenant, également monteuse du film) occupe l’image et tient la parole. La rencontre n’a jamais véritablement lieu, puisque les pensées du cinéaste viennent régulièrement couvrir les mots de la femme, l’érigeant en objet de fantasmes, projetant sur ce corps dénudé dans la chaleur moite de l’Afrique toute une gamme de sentiments qui jamais ne se traduisent à l’image. Et ainsi exprimer le désarroi d’un homme tombé fou amoureux qui n’obtient rien en retour, sourd et incapable qu’il est à saisir la pulsation de cette femme.
La figure de Françoise Claustre
Depardon a consacré deux autres films à une figure féminine en Afrique, celle de Françoise Claustre, avec Les Révolutionnaires du Tchad (1970 – 1976) et La Captive du désert (1990). Françoise Claustre fut détenue par les Toubous, nomades révolutionnaires en conflit avec les autorités tchadiennes, entre 1974 et 1977. Les Révolutionnaires du Tchad, versant documentaire de l’œuvre, conte l’histoire de la prise d’otage en la saisissant sur toute sa durée. C’est ainsi que le film est entrecoupé d’entretiens avec Françoise Claustre à différentes étapes de sa détention. Des témoignages d’une grande intensité émotionnelle, d’une femme qui n’a plus rien d’autre à exprimer que sa souffrance, son isolement et un sentiment d’abandon par les autorités françaises, et dont la seule force de frappe réside dans la confession, face caméra, de l’effroi qui la gagne peu à peu face à une perspective très lointaine de libération.
La Captive du désert, second film de fiction de Depardon, constitue le hors-champ, celui de la détention, de ce même événement. L’éreintement ne transite plus ici par la parole de la prisonnière, mais par un jeu d’échelle qui met en avant la petitesse des êtres face à l’infinitude du paysage. Car, comme le suggère le titre du film, l’enfermement est plus géographique et mental que du fait d’un groupe armé, qui laisse une certaine latitude de mouvement au personnage interprété par Sandrine Bonnaire. C’est ainsi par une lenteur fastidieuse et silencieuse de l’action, exacerbée par la longueur de ce convoi lancé dans une marche épuisante à travers le désert, que transite le sentiment d’une condition intolérable.
« Écouter les douleurs ordinaires de l’Afrique »
Sur un autre registre, Afriques : comment ça va avec la douleur ? (1996) recueille la parole du cinéaste face à ce continent ravagé par les guerres et la pauvreté. De longs panoramiques circulaires servent de réceptacle à la voix-off de Depardon, embrassant à la fois ses mots comme jetés sur un journal de voyage, et des paysages qui transmettent un véritable désœuvrement face à ce gâchis à ciel ouvert. Mais si la douleur est sourde dans Empty Quarter, ici Depardon lui prête un but et une oreille attentive, comme il l’annonce en incipit du film : « Écouter les douleurs ordinaires de l’Afrique ». Que ce soit à travers une minute de silence accordée par Nelson Mandela, les pleurs et geignements lors d’un enterrement, des chants ou une manifestation spontanée dans la rue, le cinéaste trouve toute une gamme de modulations sonores de la douleur, comme autant de voix dispersées qui impriment leurs solitudes sur la pellicule. On pense alors à toutes ces silhouettes perdues dans d’immenses paysages, errant sans but apparent, et aux ombres figées dans une attente prostrée, qui semblent hanter le film à la manière de songes mortifères dans la nuit africaine.
Reconquête du langage
Il y a dans la démarche de Raymond Depardon une part de volonté à aller filmer des lieux et des situations où le regard de la société ne porte plus, où ce phare nécessaire au règlement des injustices et à la protection de l’humain ne fait plus son œuvre. C’est ainsi qu’il s’est naturellement tourné vers les hôpitaux, avec notamment Urgences (1987), et le plus méconnu San Clemente (1982), qui se déroule dans un asile psychiatrique à proximité de Venise. Issu d’un travail photographique réalisé en 1977 dans ce même lieu, Depardon ne s’attache pas tellement à la description du fonctionnement de l’institution – comme le ferait Frederick Wiseman par exemple – qu’à la façon dont cette société de personnes « inadaptées » quasiment livrées à elles-mêmes (l’établissement est menacé de fermeture) réussit bon an mal an à s’ordonner. Le film vire ainsi à la chorégraphie d’un désordre qui, à travers ses troubles compulsifs et obsessionnels, trouve un équilibre précaire mais nécessaire. C’est toujours le déplacement d’un personnage dans le cadre qui injecte l’impulsion première et donne lieu à des scènes assez fortes, dans les couloirs et le jardin de l’institution, où ce chaos – les allées et venues des malades, des gestes répétés – donne le tournis précisément parce qu’il semblerait presque réglé comme du papier à musique. La caméra, cet « œil qui regarde » comme l’énonce un des malades, ne se fait a contrario plus instrument de surveillance mais recueille – voire même peut-être déclenche – cette frénésie déambulatoire, cette parole désordonnée qui n’est plus entendue par personne. Il y a bien pourtant là une forme de langage et d’échange qui rentre en jeu entre les patients, et qui s’avère être le nerf de la reconquête d’une vie en société.
Enfin, dans Muriel Leferle (1999), on retrouve le personnage éponyme, qui faisait déjà partie d’une affaire abordée dans Délits flagrants (1994). Déférée au palais de justice de Paris en comparution immédiate pour vol de voiture, Muriel est successivement auditionnée par une psychologue, le substitut du procureur et son avocat commis d’office. Il est ici éminemment question de langage, dans les échanges avec ses différents interlocuteurs et la façon dont Muriel formule les choses. Toute une logique de permission/transgression se met alors en route, où l’on distingue peu à peu ce que les représentants de l’institution autorisent de manière pernicieuse ou refusent en bloc. Il subsiste pourtant une zone de non-droit, qui laisse une marge de manœuvre réduite à la prévenue, comme s’il fallait entretenir l’espoir d’une réhabilitation. C’est dans ce petit écart que transpirent les années de galère de Muriel, ses problèmes de drogue, ou encore une enfance compliquée. Ou comment une infime part de l’humain s’est glissée dans les rouages de la machine et saute subitement, dans ces échanges impersonnels et pourtant très intimes, à la figure du spectateur.