On entre dans le film par un long et patient travelling avant, dans un couloir neutre de l’hôpital psychiatrique du Vinatier, dans la région lyonnaise. Les portes sont closes, la lumière basse, on perçoit la légère vibration des néons et le bruit du silence ouaté. L’imaginaire s’ébranle, on repasse la filmographie bien connue sur l’enfermement hospitalier : Titicut Follies (Wiseman), Shock Corridor (Fuller), Vol au-dessus d’un nid de coucou (Forman)… Une citation de Michel Foucault, en ouverture, avait préalablement inscrit le film dans une généalogie de regards critiques sur l’enfermement des « fous », d’un rapport de défiance à l’institution et de combats politiques contre l’exclusion. Pourtant, la fiction est loin, et le film, par la simplicité et la force de son dispositif, fait naître des sentiments plus complexes que prévu à l’égard de ceux qui nous sont présentés.
La brèche
Raymond Depardon et Claudine Nougaret ont posé leur caméra dans un interstice du système médico-juridique ouvert par une loi de 2015 qui prévoit l’obligation qu’un juge évalue la conformité de la procédure de maintien en hôpital psychiatrique des personnes jugées mentalement inaptes à une libération, lorsque leur enfermement a vocation à dépasser douze jours. Construit sur la base d’une succession d’entretiens entre patients, accompagnés de leur avocat, et juges de la conformité de la détention, le film ne présente que de rares plans de coupe (couloirs, cours et abords directs de l’hôpital) et réduit tout espoir d’évasion. Le dispositif resserré sur les patients contribue à la diffusion d’un sentiment d’enfermement tout en permettant d’assister à une gamme complexe d’entretiens. Les derniers plans du film réouvrent la vue en réintégrant l’hôpital à son environnement urbain, rappelant sa place géographique et sociale dans la cité : l’enfermement des uns comme condition de la liberté paisible des autres.
Deux paroles
Ce qui marque, dès les premiers instants de ces face-à-face, c’est la profonde différence dans l’accès au langage entre les patients d’un côté, les juges de l’autre. La procédure, extrêmement formalisée, conduit les juges à dérouler un langage médico-légal qui a autant pour objet de qualifier précisément les comportements, que pour effet d’instaurer une immédiate barrière et de supprimer toute personnalisation des échanges. Pour un patient qui souffre de « comportement hétéro-agressif », sous l’effet probable d’une « poly-addiction », « la prévention de récidive de passage à l’acte » passe ainsi par une « curatelle renforcée » et la déclaration du juge de la « conformité de l’avis médical » (autrement dit : le maintien en détention). Face à eux, les internés sont balbutiants, assommés de médicaments pour certains, dépourvus d’éducation pour d’autres : leur parole est incohérente, saccadée, décousue. On reste suspendu à leurs lèvres, dans l’espoir d’un discours structuré comme vecteur d’une libération.
L’effet de répétition qu’offre le mouvement du film permet de renforcer l’invocation initiale au structuralisme foucaldien comme grille d’analyse : le rouleau compresseur de la raison médicale, l’insatiable travail de distinction, de labellisation et de classement qu’elle opère, conduit à un sentiment plus sourd d’enfermement que celui de l’internement physique – celui d’une profonde incapacité du patient à défendre sa place. À la violence des internés (de leur comportement pour certains, de leurs émotions pour d’autres) s’oppose une contre violence qui est celle de leur passage forcé dans la grille de la normalisation langagière.
Une question de regard
Pour autant, le film n’est pas qu’une mise en opposition de deux rapports au langage. Il y a l’évident apport de l’image, par l’usage du plan américain sur les patients, la mise en chair qu’il offre et qui donne la possibilité de découvrir autant de portraits d’hommes et de femmes bien vivants, en résistance. Là où le plan serré et l’expression difficile de Ben Sadfie dans Good Time créait un malaise immédiat, le cadrage de Depardon neutralise la difficulté langagière et invite à regarder les malades patiemment, avec humanité. Si 12 jours documente évidemment aussi la misère sociale des marges de notre société et la profonde solitude de certains, il nous place également face à la découverte de corps et d’esprits qui luttent pour retrouver une autonomie dans la « norme ». Chaque patient est un mystère : quelle histoire derrière ce visage ? Quelle douleur derrière ce regard ? Bien plus, 12 jours décrit aussi l’humanité des juges, qui, loin des figures tortionnaires véhiculées par la tradition cinématographique, semblent patients, bienveillants et soucieux de saisir la complexité des situations. En nous renseignant progressivement sur le passé des patients (l’un a agressé sans raison un piéton, l’autre a tué son père), ils font naître des dilemmes très politiques : notre empathie naturelle envers ces patients est-elle socialement soutenable ? Et si, au fond, ce dispositif était justifié ?
On pense à une autre création directement contemporaine, la série Mindhunter, de David Fincher, qui, dans un genre bien différent, met aussi en scène le regard problématique porté sur les « fous » : celui des premiers profilers du FBI, ces agents venus des sciences comportementales qui ont consigné dans les années 1970 la parole de tueurs en série pour comprendre leur comportement et les catégoriser. Le dispositif commun aux deux œuvres, la mise en scène d’un face-à-face, interroge sur cet évident effet miroir que permet le cinéma. Holden Ford, le héros de Mindhunter, comme le spectateur du film de Depardon, se voient offrir un passage vers une meilleure connaissance de lui-même. « De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou », écrivait Foucault.