Raymond Depardon raconte que l’idée des Habitants lui est venue suite aux attentats de Paris de janvier 2015. « Il fallait partir filmer en France » déclare-t-il. Énoncée ainsi, cette envie de réponse à un traumatisme n’était pas des plus rassurantes, même de la part de Depardon. Planait en effet le risque d’un immense micro-trottoir à propos d’événements abondamment commentés, la bande annonce promettant une bonne humeur fédératrice, et les affiches un film « cocasse ». On peut en effet s’arrêter à cette première lecture. Mais à l’image de cet immuable cadrage fixe paraissant bien plat de prime abord, Les Habitants est un film qui invite au sein de son apparente simplicité à une exploration du monde invisible qu’est une conversation.
Errer
Le dispositif est systématique : aux petites routes de campagne que Depardon arpente, succède la présentation du lieu où s’arrête la caravane pour un temps. Abordés quelques minutes plus tôt dans la rue ou dans un café, des passants acceptent alors d’y entrer pour poursuivre leur conversation sous l’œil de la caméra. Deux par deux, les interlocuteurs sont placés au premier plan d’un jeu de surcadrages auquel le format Scope se prête à merveille. La vitre derrière eux, ouvrant sur un lieu anodin (parkings, allées, petites places…), participe à une étonnante composition mélangeant « extérieur » et « intérieur » qui permet aux hasards des petits événements de la rue de s’immiscer dans la conversation. Loin de distraire l’attention (il ne se passe rien de bien étonnant), ces mouvements créent un tableau changeant, et la traversée du champ par un couple et un enfant, la marche arrière d’une voiture, ou même l’immobilité des lieux deviennent sources d’émotion et de sens, dans un étonnant aller-retour entre ce qui est dit dedans, et les mouvements silencieux de dehors. Ces liens sont évidemment tissés par le spectateur lui-même, libre de se concentrer sur les expressions des locuteurs, ou de vagabonder dans cet espace ouvert. C’est ainsi que, pour bien la connaître et l’avoir placée plusieurs fois au cœur de son travail, Depardon semble nous convier une nouvelle fois à l’errance.
En effet dès le premier long plan en travelling suivant la caravane où se dérouleront les entretiens, il nous accompagne de sa voix-off pour insister sur la seule chose qu’il sait, à savoir qu’il ne sait pas ce qu’il cherche. Comme à son habitude, il parle à la première personne du singulier (voir le dossier «Depardon cinéaste»), même s’il restera cette fois silencieux par la suite. Dans son ouvrage sobrement intitulé Errance, il notait que se nicheraient de grandes vérités au sein de ce qu’il qualifie « d’espaces intermédiaires », à condition que l’on soit dans l’état approprié pour les y distinguer. Il reprenait alors les mots d’Alexandre Laumonier, tandis qu’il cherchait ce que pouvait apporter l’errance au photographe : « À l’espace intermédiaire correspond en fait un temps intermédiaire, une temporalité que l’on pourrait qualifier de flottante. Ce temps flottant est le temps du regard sur l’histoire, où l’errant s’interroge sur le passé en même temps qu’il réfléchit sur son futur proche. » Il est certes question dans cet extrait du sens premier de l’errance, celui d’une marche sans but précis. Mais à bien regarder Les Habitants, on retrouve une approche similaire, et ce à deux niveaux : la sienne tout d’abord (il prend plus ou moins les gens au hasard des rencontres), et celle du regard du spectateur. Cette succession de conversations tournant autour de sujets très immédiats, très quotidiens, se retrouve de ce fait reliée à une certaine Histoire par sa dimension « nationale », sans que l’on sache vraiment en quoi – comme une photographie dont on sait qu’elle est pertinente pour témoigner de son époque alors que ce qui nous pousse à ce constat ne nous apparaît pas de manière évidente. Plongés alors dans ce « temps flottant » qui règne dans le cocon constitué par la caravane, nous écoutons.
Habiter
De quoi parle-t-on dans cette caravane en présence d’une caméra ? La question est piégeuse, tant l’on serait tentés de voir dans cette succession d’interlocuteurs un panel au sens sociologique du terme destiné à « faire dire quelque chose aux Français ». Vu sous cet angle, le film trouve alors bien vite ses limites, car il ne « se dit » pas grand chose dans cette caravane, hormis quelques passages plus spectaculaires du fait du sujet abordé. Mais il faut noter que Depardon ne propose pas au départ d’objet de recherche, si ce n’est l’échange de parole lui-même et ce qu’il peut donner à ressentir chez celui qui en est témoin. Il insiste à ce propos sur l’écoute des accents et des manières de s’exprimer. Il s’agirait dès lors de considérer que la parole soit ici enregistrée pour générer un de ces espaces intermédiaires au sein duquel il ne s’agirait pas seulement de se limiter à une recherche d’informations. Car un échange de paroles, même observé et écouté avec bienveillance, révèle tout un univers partagé aux profondeurs insondables.
Ainsi, si Les Habitants ne peut être considéré comme une simple œuvre de réconciliation, c’est que qu’il nous plonge bien souvent dans des zones grises. Il y est souvent question d’interactions difficiles avec les autres, par exemple au sein d’un couple, mais aussi entre générations, entre cultures, entre époques ou classes sociales. Habilement, Depardon nous laisse le choix de l’empathie ou de la distance envers ceux que l’on écoute, et il n’est pas rare de passer d’un sentiment à l’autre à propos d’une seule et même personne. Pour autant, quiconque voudrait se positionner moralement face à ce qui se joue se heurterait au fil de l’avancée du film à des situations de moins en moins évidentes. Que ce soit dans le cas du machisme, du racisme, de la violence symbolique, les occasions ne manquent pourtant pas, mais se dessinent en même temps des crispations liées à une peur commune : celle de perdre le contact, de se retrouver isolé. Si cette même année, Wiseman filmait une parole liant les citoyens entre eux au sein d’un quartier considéré comme l’unité première de la démocratie (In Jackson Heights), Depardon nous dévoile à l’inverse des habitants bien incapables d’entraver (ou au moins de ralentir) l’atomisation du lien social. Mais rien n’est perdu, puisque ces conversations ont lieu. Peut-être que la plus grande pertinence de Depardon est d’ailleurs d’avoir choisi de se situer à cette échelle minuscule, au niveau de la véritable unité première d’une démocratie, celle d’un échange entre deux personnes. Il révèle alors cette contradiction entre ce que l’on appelle « Les Français », et la réalité mouvante et insondable de millions de citoyens qui tentent de cohabiter.
Si Journal de France, son précédent film, dégageait un parfum d’œuvre de fin de carrière tendant à l’autocélébration, on retrouve dans Les Habitants un appétit : celui de capturer les « temps faibles », ceux que Depardon a toujours cherché à travailler. Malgré une omniprésente tendresse (quelque peu gonflée artificiellement par la musique sautillante d’Alexandre Desplat) et une fin en apparence souriante, Les Habitants marque ainsi du fait que l’impression d’évidence qui le précède se voit peu à peu effacée par le trouble inattendu qu’il laisse dans son sillage. Et l’on se dit que l’action d’« habiter » ne peut en effet pas se résumer par la simple occupation d’un lieu, qu’il il s’agit bel et bien de quelque chose de plus profond, visant à définir sa place parmi les autres. Paradoxalement, l’errance encourage alors ici une question essentielle sur cet état d’habitant, le véritable cœur de la démarche ne visant « ni le voyage ni la promenade, etc. Mais bien qu’est ce que je fais là ? ».