Après son escapade dans les îles grecques dans À tout de suite, Benoît Jacquot embarque à nouveau sa muse Isild Le Besco dans un étrange voyage en Inde. En dépit de quelques bavardages inutiles, L’Intouchable est une formidable rêverie éveillée d’une simplicité bouleversante.
En trente ans de carrière, Benoît Jacquot s’est beaucoup intéressé aux portraits de femmes, plus ou moins jeunes, au croisement de la littéralité de Jacques Doillon et du réalisme d’André Téchiné. Plus introspectif qu’il n’y paraît, son cinéma est avant tout un cinéma de la solitude. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si deux de ses films les plus réussis ont des titres totalement équivoques : La Fille seule (1995) et La Désenchantée (1990), où la jeune Judith Godrèche se définit non comme une « fille unique » mais comme une « femme unique ». Tout est dit. L’Intouchable s’inscrit dans le sillon d’À tout de suite (son avant-dernier film sorti en décembre 2004) où, complice d’un braquage, une jeune femme (déjà incarnée par Isild Le Besco) se retrouvait abandonnée sur une île grecque, désespérée d’attendre le retour de son amant criminel. Si cette réflexion sur l’errance parvenait difficilement à éviter l’égarement, une seule scène – lorsque la jeune femme est plantée par ses complices à la sortie de l’aéroport – justifiait tout l’intérêt du film. Interdite, immobile, la bouche ouverte et les yeux fixes, Le Besco tenait en un seul plan toute la problématique d’un personnage qui souhaitait tout sauf être ainsi livré à lui-même.
L’entrée en matière n’est pas forcément le point fort de L’Intouchable parce qu’elle rappelle l’artificialité des films de Jacquot les plus oubliables, Adolphe en tête, où l’on sentait un décalage relativement pénible entre la direction d’acteur et les choix de mise en scène. Ici, le jeu souvent excessif d’Isild Le Besco laisse une nouvelle fois craindre cette dissonance. Dans un modeste appartement d’une petite ville, une femme et sa fille, Jeanne, se disputent violemment le jour de l’anniversaire de cette dernière. Un lourd secret pèse depuis de nombreuses années sur leur relation et la mère, aidée de quelques verres d’alcool, se résigne enfin à cracher le morceau : le père de la jeune femme vivrait donc en Inde. Décidée à le rencontrer, Jeanne décide de partir à sa recherche mais pour cela, il lui faut gagner rapidement de l’argent et donc accepter un rôle au cinéma qu’elle avait déjà plusieurs fois refusé. Durant toutes ces premières scènes, Benoît Jacquot se plaît à filmer sa muse, tour à tour séduisante et disgracieuse dans ses moments de colère, dans un certain nombre de situations qui n’appartiennent qu’à elle. Jusqu’aux scènes du tournage du film dans lesquelles on pressent l’incroyable potentiel de cette actrice encore trop peu exploitée, l’intérêt de Jacquot se borne surtout à retranscrire ce mélange de morosité et de médiocrité qui pollue le quotidien de la jeune femme.
Mais dès qu’il s’agit de traduire le tumulte intérieur de Jeanne autrement que par les traditionnelles scènes dialoguées, L’Intouchable prend son plein envol. Déjà, lorsque la jeune femme doit se plier aux exigences de son metteur en scène fictif, l’implacable caméra ne lui offre aucune échappée. Cernée de tous côtés, violemment confrontée aux limites trop visibles de son existence (un clap, un gros plan étouffant), Jeanne se rend à l’évidence qu’elle ne se retrouvera qu’en partant au bout du monde. Si le début du voyage vers l’Inde s’encombre encore d’un dialogue un peu poussif avec un vieil Indien qui nous explique ce que sont les « intouchables », les scènes tournées sur place sont impressionnantes de simplicité. Benoît Jacquot ne connaît rien à l’Inde – c’est une évidence – et on ne doute pas que ce film marquât la première opportunité pour le réalisateur français de se rendre dans ce pays. Cela aurait pu donner un film non avenu sur une Inde idéalisée nourrie de fantasmes, de préjugés et de clichés typiquement occidentaux. Au lieu de cela, Jacquot a choisi le retrait pour capter une vérité qui nous dépasse ; sa caméra suit les déambulations d’Isild Le Besco dans les rues grouillantes de Delhi, au bord du Gange ou dans un train peu confortable. Le corps de l’actrice, alors si lourd dans les premières scènes, se trouve comme en apesanteur. Elle qui occupait massivement le centre du cadre se fond peu à peu dans ce monde qui, justement, n’est plus donné pour elle. Cette confrontation entre elle et l’extérieur dessine peu à peu ce parcours à accomplir pour se retrouver. Et si la rencontre avec le père est maintes fois avortée, c’est peut-être qu’il ne s’agissait là que d’un prétexte fantasque, d’un rêve de soi autre part qui donne à L’Intouchable une force de vie insoupçonnée.