Pour faire Villa Amalia, Benoît Jacquot a puisé dans le livre éponyme de Pascal Quignard une matière difficile à travailler. Avec l’histoire d’Ann qui quitte Paris, son appartement et toute sa vie de pianiste fatiguée, le cinéaste peint un parcours, une déconstruction méthodique d’une situation réglée à la recherche d’un autre équilibre. Le film accompagne la démarche, travaille et met en scène les sensations d’une Isabelle Huppert en pleine métamorphose.
Ann rend visite à sa mère avant de partir. L’actrice qui tient ce rôle, Michelle Marquais, a un visage triste, calme, et elle ne parle pas. Elle est visiblement toujours seule dans sa maison. Sa fille, jouée par Isabelle Huppert, est dans une mauvaise passe, en équilibre sur le haut d’une vague dont on ne sait pas encore si elle va l’engloutir ou être dominée. Les mots sont rares, il y a juste cette présence dans cette maison que Jacquot filme en faisant sourdre l’idée des souvenirs tapis. On pourrait entendre « tout fout le camp », mère et fille identiquement paumées à une génération d’intervalle. Mais on serait alors dans un film démonstratif, avec un réalisateur pataud, avachi sur son scénario. On perdrait toute la richesse des regards, de l’expressivité des mouvements de chaque corps. Et puis la richesse des sentiments qui habitent ces femmes paraît plus grande sans les mots. Soudain la mère semble avoir retrouvé un peu d’existence, et la fille faire une pause devant une dernière porte, comme face à un miroir qui lui renvoie ce qu’elle cherche et ce qu’elle est.
Belle scène qui n’est pas le début du film mais l’embarcadère du récit. Avant ça Isabelle Huppert est une pianiste qui découvre que son Xavier Beauvois de mari la trompe, retrouve par hasard son ami d’enfance Jean-Hugues Anglade, et décide de tout quitter. C’est l’ouverture un peu laborieuse, les personnages ne traversent pas les acteurs, même les pavillons de Choisy sentent le renfermé d’un cinéma qui peine à se détacher du naturalisme. L’étonnant c’est que le rejet que le personnage d’Huppert fait de sa vie ressemble justement à ce que tente parfois de faire le cinéma français : se détacher des vieux vêtements pesants, faire peau neuve. Soit par une radicalité bien antérieure au film, soit en se jouant des codes. Plus rarement comme ici en suivant un processus de dépouillement. Partir de l’embonpoint pour suivre une cure et se vider jusqu’à ne conserver que l’essentiel. Ou plus exactement montrer cette recherche de l’essentiel. Jacquot ne fait pas directement un film sur la pression sociale mais elle est un préalable. On pense au beau Tokyo Sonata, même à La Fièvre dans le sang, des films qui se baladent autour du point de rupture de sociétés à l’agonie, que la crise soit déclenchée ou à l’horizon.
Dans le dossier de presse, Bertrand Tavernier dit joliment que Benoît Jacquot filme des états comme si c’était des actions. Il y a en effet dans Villa Amalia un brouillement de la sensation et de l’action, de qui est l’ascendant, qui engendre l’autre. Ann ne fuit pas une situation, elle cherche autre chose, faire coïncider l’état mental avec le monde en soi qu’est l’environnement. C’est ce qui contribue au mystère de Villa Amalia, le film part d’une structure très construite et peu à peu semble s’attacher non pas à l’évolution du récit (pourtant marqué par de grandes étapes), mais à la dissolution d’Ann dans les lieux qu’elle traverse, l’ultime but étant une petite maison au-dessus d’une mer très pure. Déjà, à Paris, il y avait ce processus, mais sous la forme d’un pourrissement, le quotidien comme un cancer. Pour le personnage on croirait à un cycle d’épuration, avec après cet isolement, la douce aventure homosexuelle, puis le retour pour l’enterrement de la mère et la rencontre avec le père, grand absent qui semble n’avoir laissé que le binôme élégance-froideur à sa fille. À nouveau très belle scène, une confrontation plus d’amants que de parents, où chacun attaque verbalement pour chercher justification. On se croirait quelques instants chez Desplechin. L’habilité de Jacquot est ici d’éviter la résolution simple, le retour qui aurait transformé le film en une simple échappée belle.
Villa Amalia est donc un voyage qui ne cesse pas au générique, qui laisse personnage et spectateurs poursuivre grâce à une mise en scène en résonance avec le récit. C’est tout d’abord la fixité et la pesanteur, cadres chargés, peu de lumières et couleurs lourdes, puis l’envolée du départ vers le nord, le défilement en musique des paysages. La lumière est déjà là mais il est trop tôt pour laisser le son des nouveaux lieux ou le silence, comme si trop d’ancrages renvoyaient vers Paris. Huppert, à chaque escale, change de vêtements, jette sacs et affaires, rachète, repart. Puis l’arrivée en Italie en traversant les Alpes à pied, et cette fois le bruit des rues, pour le coup un peu trop appuyé, à la limite de la carte postale. Plus on avance, plus la caméra s’approche de la lenteur humaine, suit Huppert le long des sentiers, frôle les feuilles, brouille le champ d’arbustes jusqu’à ce qu’elle dévoile soudain l’immensité de la mer au bas d’une montagne. C’est une mise en scène de la sensation, discrète mais omniprésente, sur laquelle joue la lumière, les tons clairs brûlant le passé d’Ann. On aurait tort de voir là une simple opposition entre l’oppression de l’urbain et la paix d’un ailleurs exotique. L’important est l’attention à la quête.
Le second outil du film, c’est Isabelle Huppert, qui a travaillé avec Jacquot sur cinq films depuis 1981. Huppert constituerait presque un genre à elle seule, comme beaucoup de grands acteurs qui semblent finir par devenir réalisateurs de tous les films dans lesquels ils sont mal dirigés, ce qui n’est pas le cas ici. Huppert, toujours classe, parfois lasse à force de ne pas connaître de contre-emploi. La surprise vint récemment du renversant Home où rien qu’à travers son corps, elle perdait l’aspect glacial dont on aime bien l’affubler, type L’Ivresse du pouvoir. Dans Villa Amalia, elle débute avec l’élégance froide (au passage on notera le contraste avec Xavier Beauvois, plus pataud que jamais), et perd son port de tête à chaque enjambée vers le sud. Chacun pourra constater qu’Isabelle Huppert est une très grande actrice dès lors qu’on lui fait l’honneur de la mettre en danger. Du très habillé aux jupes d’été, Isabelle a jeté jusqu’à ses cheveux. La femme déjà presque vieille prend des allures de jeune fille, une ondulation des membres, une élasticité de la peau dont la blancheur absorbe le soleil, et ce même air déterminé qui donne toute sa cohérence au personnage. McQueen filmait récemment la déliquescence du corps de Michael Fassbender en milieu carcéral, Jacquot filme la régénérescence d’Huppert. En considérant les mouvements des corps, la réjouissance s’appréciera.