Lorsqu’il est revenu sur scène à la fin de la projection d’Eva dans la grande salle du palais des festivals, invité par les modérateurs à dire quelques mots sur son film, Benoît Jacquot s’est contenté d’un pathétique : « ben j’ai fait ce film, c’est tout. » Mais pour aussi décevante que soit cette confession, l’on doit bien avouer qu’on l’avait vue venir à des kilomètres, à chaque vrai-faux rebondissement de ce thriller psychologique qui se voudrait mystérieux quand il ne fait qu’égrener une triste galerie de clichés et de postiches. Autant dire que sans la présence encore une fois détonante d’Isabelle Huppert, on aurait vraiment honte de cette contribution française à la compétition de cette 68ème Berlinale.
Catastrophe intégrale
Une chose que l’on ne pourra pas reprocher à Benoît Jacquot, c’est la sincérité – certes fabriquée – avec laquelle il s’efforce à mettre constamment en abyme sa démarche de réalisateur : on hésite quelques minutes à poser l’équivalence et puis, finalement non, on comprend très vite que Bertrand Valade, le dramaturge-imposteur interprété avec beaucoup d’aplomb par Gaspard Ulliel, est en fait un double à peine voilé de Jacquot lui-même. Hormis quelques scènes où une forme de tension commence à naître, en particulier lors des confrontations parfois plutôt réussies entre Isabelle Huppert (Eva, donc) et Gaspard Ulliel, le film n’est en effet qu’une succession de séquences bavardes dépourvues de la moindre idée de mise en scène, dont Benoît Jacquot ne cherche même pas à masquer l’aspect de mauvais théâtre filmé (la scène du déjeuner chez les parents de la copine de Valade est à ce titre particulièrement croquignolette).
En outre, cet Eva, qui n’a pas grand chose à voir avec l’original de Joseph Losey (lequel, pour d’autres raisons, était aussi un film bien médiocre), s’affirme comme un pillage en règle et franchement décomplexé des œuvres les plus courageuses de la filmographie d’Isabelle Huppert, mais aussi d’autres cinéastes : il y a donc un peu de Barbet Schroeder (les accoutrements vaguement sadomasochistes et la perruque brune du personnage rappellent ceux de Bulle Ogier dans Maîtresse ; les scènes au casino d’Annecy, Tricheurs, du même réalisateur), un peu de Claude Chabrol (ah, les éternelles perversions de la bourgeoisie de province)… Et beaucoup de Paul Verhoeven, par ailleurs fort mal copié. On peut ainsi dresser une liste non exhaustive des « emprunts » réalisés par Jacquot au superbe Elle du cinéaste hollandais : un coup de cendrier au niveau du crâne donné à Ulliel par Huppert, alors qu’il la surprend dans son bain, une caméra panotante et affolée, alors qu’Huppert sort de l’église et traque un éventuel harceleur, un baiser de Judas qu’elle prodigue à Ulliel sur son lit d’hôpital, presque exactement comme lorsque le personnage de Michèle Leblanc se penche sur le cadavre de son père, à la morgue de la prison, en lui susurrant un « je t’ai tué en venant ici ». Sans compter une improbable histoire de mari emprisonné qui pourrait retrouver la liberté conditionnelle grâce à la clémence d’un juge d’application des peines.
À une passante
Mais pour raté que soit Eva, on se gardera pourtant, si l’on peut dire, de jeter Isabelle Huppert avec l’eau du bain. Comme souvent, l’actrice nous conduit à penser qu’un film avec Isabelle Huppert, même mauvais, ne peut pas être tout à fait inintéressant. La tâche qui lui incombe est ici d’autant plus colossale qu’elle n’est vraiment aidée en rien par Jacquot, qui plutôt que d’aller jusqu’au bout de sa volonté de conteur (en chevillant le récit aux revirements de son couple de comédiens), laisse son film partir à la dérive : montage miné par des fondus au noir totalement immotivés, ralentis grotesques, brusques éruptions de violence qui sonnent complètement faux. Comme à son habitude, sinon plus, Huppert se révèle quant à elle maîtresse des combinaisons les plus farfelues. Camouflée derrière un maquillage outrancier comme complètement démaquillée, elle est indéniablement à l’aise dans tous les costumes, y compris les plus grossièrement découpés. Aussi se dit-on qu’elle a bien du courage de subir toutes les avanies que ce parcours fléché, grimé en rébus psychanalytique, lui impose sans trêve : si l’on choisit d’en extraire le trajet protéen qu’y suit Isabelle Huppert, Eva est donc un film qui se laisse tout à fait regarder. Encore faudra-t-il consentir à ne l’y voir que passer, tant Jacquot s’ingénie à contrer toute tentative de l’actrice pour donner un tant soit peu chair à cette histoire sans queue ni tête.